Macadam et rouleau compresseur
Mario Gendron
Publié le 2 juin 2011 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Transport
En 1913, Granby décide de profiter de la politique dite des « bons chemins » du gouvernement provincial et de macadamiser les principales rues du village (Principale, Drummond, Cowie, Dufferin, Saint-Charles, Denison, Mountain), c’est-à-dire de les recouvrir de pierre concassée, tassée et liée avec du goudron de manière à former une sorte de béton imperméable aux eaux de pluie. Mais pour réaliser ces travaux d’envergure, la municipalité doit obligatoirement se procurer un rouleau compresseur à vapeur. Acheté pour 3 000 $ de la compagnie Waterous Engine Works, de Brantford, en Ontario, l’engin arrive à Granby par chemin de fer au milieu du mois de mai 1913, devenant ainsi la première pièce d’équipement lourd du village.
C’est sans contredit l’apparition des véhicules moteurs sur la scène du transport qui motive la municipalité à se doter d’un meilleur pavage dans ses principales artères. En juillet 1913, on recense 41 automobiles et deux motocyclettes dans Granby; en août, J. H. Bessette, un commerçant de fruits, devient propriétaire du premier camion. Cinq ans plus tard, la cité compte plus de 150 automobiles et camions, en surcroît du trafic généré par la route Montréal-Sherbrooke qui emprunte la rue Principale.
Le pont de métal de la rue Principale, au début des années 1920. Au centre, un des édifices menacés. (©SHHY, fonds Diane Robichaud, P018)
Les événements qui entourent l’arrivée du rouleau compresseur à Granby sont de ceux qui frappent l’imagination et qui, pour longtemps, alimentent les conversations. En effet, aussitôt débarqué du wagon de chemin de fer, l’engin pose un problème en raison de son poids de 15 tonnes, qu’on considère comme trop important pour la capacité portante du pont de fer de la rue Principale, pourtant estimée à 40 tonnes. Quoi qu’il en soit, la structure n’inspire pas assez confiance pour que l’un des deux représentants de la compagnie ontarienne ou un employé de la municipalité accepte de prendre les commandes du lourd véhicule pour lui faire traverser la Yamaska, en route vers sa destination, l’hôtel de ville. Après de longues discussions, rapporte le journaliste du Granby Leader-Mail, la décision tombe : le rouleau traversera le pont par ses propres moyens, sans conducteur. La manœuvre est plus délicate qu’il n’y paraît, car non seulement l’engin doit-il franchir le pont sans encombres, mais une fois cette étape complétée, on doit éviter qu’il ne fracasse la devanture de la banque ou qu’il ne tombe dans la manufacture de chaises Giddings, deux édifices situés près du pont, de part et d’autre de la rue Principale. Mais le trajet se déroule sans incidents, si ce n’est un accroc à l’amour-propre des hommes impliqués dans cette affaire.
Le samedi matin suivant, le responsable de la voirie, Hormidas Lasnier, met le rouleau compresseur à vapeur sous pression, se place aux commandes et s’engage dans la rue Principale pour une parade officielle. Le spectacle impressionne. Même les chevaux qui, lentement, tirent les tombereaux de charbon sans jamais se laisser distraire, accélèrent le pas au passage de l’engin. Parvenu près du pont, on propose de vérifier le fonctionnement de l’appareil sur une section de la rue Mill, nouvellement gravelée. Cette rue, aujourd’hui disparue, faisait jonction avec la rue Principale à la hauteur de l’usine de la Giddings et permettait d’accéder au vieux moulin à grain — d’où son nom — et aux installations de la Granby Carriage Factory. Mais le rouleau compresseur à peine engagé à reculons dans la rue Mill, l’inimaginable se produit : sous les regards horrifiés des spectateurs venus assister aux travaux, le mastodonte s’enfonce soudainement, se couche sur le flanc et s’immobilise huit pieds plus bas.
Pendant de nombreuses années, le transport des matériaux qui servent à la construction des rues et des trottoirs se fait à l’aide de tombereaux tirés par des chevaux. (©SHHY, coll. Photographies Granby et région, P070-S27-SS25-SSS1-D7-P1)
La première onde de choc passée, on s’inquiète d’abord de l’état d’Hormidas Lasnier qui, au soulagement de tous, sort indemne de la fosse; on s’interroge ensuite sur les causes de l’accident. Le coupable, vite trouvé, prend la forme d’une cave à charbon creusée sous la rue Mill, dont le propriétaire avait cru suffisant de l’isoler avec quelques madriers recouverts d’une mince couche de terre. Mais la construction, en mesure de supporter le poids des véhicules tirés par des chevaux et des automobiles, s’était révélée impuissante à soutenir les 15 tonnes du rouleau compresseur.
Un groupe d’hommes se forme, pelles, pics, crics et vérins sont rassemblés et le sauvetage commence. Devant une foule qui ne cesse de grossir, le travail se poursuit jusqu’au samedi soir, pour reprendre le dimanche. La première opération consiste à redresser le rouleau compresseur, la deuxième, beaucoup plus difficile, à le hisser au niveau de la rue, ce qu’on réussit à accomplir grâce à l’utilisation judicieuse de crics et d’étais. Après deux jours de dur labeur, l’engin est en mesure de se diriger vers le garage municipal par ses propres moyens, n’ayant subi que des dommages superficiels, évalués à une trentaine de dollars. Par la suite, le rouleau compresseur réapparaît sur quelques clichés des années 1920 et 1930, mais dans les fonctions coutumières qui sont les siennes.