L’Ordre des chevaliers de Carillon
Mario Gendron
Publié le 26 septembre 2012 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Association
Né avec la Crise et disparu avec la Deuxième Guerre mondiale, l’Ordre des chevaliers de Carillon a pratiquement été ignoré par les historiens, et ce, malgré qu’il ait connu un succès certain auprès de l’élite canadienne-française de quelques villes des Cantons-de-l’Est, entre autres Granby, Sherbrooke, Magog et Farnham. Parmi ces dernières, Granby s’est imposée comme le point d’ancrage et le centre organisationnel de ce mouvement nationaliste aux forts accents religieux. Le rôle essentiel de Granby dans l’implantation de l’Ordre à l’extérieur de Montréal revient sans conteste au dynamisme de sa petite bourgeoisie canadienne-française, aguerrie par la lutte incessante qu’elle mène contre l’influence dominante qu’exerce la minorité anglophone dans la ville.
L’Ordre des chevaliers de Carillon est fondé en 1930 à Montréal par Mgr Lepailleur, dans le contexte du renouveau du nationalisme canadien-français conservateur et catholique qui accompagne la crise économique de 1929. L’Archevêque de Montréal, Paul Bruchési, en confie aussitôt le développement et la direction spirituelle aux Pères Oblats (OMI). L’objectif de l’association est de mobiliser la petite bourgeoisie catholique militante des villes les plus importantes des Cantons-de-l’Est autour de la défense des intérêts nationaux et religieux des Canadiens français, en conformité avec les principes de l’Action catholique émis dans l’encyclique Quadragesimo anno, parue en 1930. De façon pratique, l’Ordre est à l’écoute des directives du pape et des évêques et veut redonner aux Canadiens français et à leur langue la place qui leur revient dans le Canada. Les élites canadiennes-françaises étant demeurées longtemps sans agir, constate-t-on, « la plus large part de notre patrimoine national est passé aux mains des capitalistes étrangers » et la langue française a presque été totalement bannie du commerce, de l’industrie et de la finance.
Le conseil No 2 de l’Ordre est fondé à Granby le 8 mars 1931 et rattaché à la paroisse Notre-Dame. L’association recrute exclusivement parmi les hommes en vue de la communauté granbyenne, c’est-à-dire parmi ceux qui savent que « le monde vit et agit par le petit nombre ». Issu d’une élite profondément chrétienne et « intégralement canadienne-française », le chevalier est un homme de grande vertu qui s’interdit les jeux à l’argent, les bals, les soirées dansantes et la consommation d’alcool en public, qui constituent autant d’entraves à son action catholique et nationale. Pour devenir membre de l’Ordre à part entière, le chevalier doit aussi subir une initiation dont la nature est gardée secrète, comme c’est souvent le cas dans ce type d’association.
Jusqu’en 1935, l’Ordre des chevaliers de Carillon ne regroupe que les conseils de Montréal et de Granby, mais plusieurs autres s’ajoutent avant la fin de l’année suivante, à Farnham, Sherbrooke, Saint-Jean, Magog et Drummondville. C’est au conseil de Granby, aidé par l’aumônier général, le père Castonguay (OMI), que revient l’initiative de chacune de ces fondations. En janvier 1936, la mise sur pied du conseil No 4, dans la paroisse Sainte-Famille, montre toute l’importance que l’Ordre a acquis au sein de l’élite canadienne-française de Granby. « Ce mouvement de renouveau catholique semble prendre des proportions dignes de son but », peut-on lire dans la Voix de l’Est.
Aucune indication ne permet d’estimer le nombre total des membres des deux conseils de Granby. Leurs leaders, cependant, sont des figures bien connues du grand public. Les postes de direction qu’ils se partagent au sein de l’Ordre sont ceux de grand chevalier et d’assistant grand chevalier, de conseiller légal, de censeur, de garde intérieur et de garde extérieur. Chaque conseil comprend aussi un médecin et un aumônier responsables. Parmi ces dirigeants, on remarque la présence du notaire Lindor Tétreault, grand chevalier du conseil No 2, des épiciers Wilfrid Juaire et Ernest Morin, du commerçant de meubles Césaire Léroux, du bijoutier Louis-Philippe Petit, du comptable Aimé Dorion, des industriels Laurio Racine et Joseph-Hermas Leclerc, également député fédéral, du gérant de banque Armand Thibodeau et des médecins Émile Quenneville et Jean-Marie Dubé.
Le champ d’action des chevaliers de Carillon des paroisses Notre-Dame et Sainte-Famille s’étend aux domaines religieux, civique, national et scolaire; il est aussi vaste que le programme de l’Action catholique. Dans le domaine religieux, l’Ordre organise des retraites fermées, mène la guerre aux affiches immorales et à l’athéisme communiste, accorde son aide aux organisations religieuses les plus diverses et fait des dons en argent aux églises Notre-Dame et Sainte-Famille. L’Ordre donne aussi des conférences sur le salaire familial, le civisme, le séparatisme et les syndicats nationaux et participe activement aux fêtes nationales de Dollard et de la Saint-Jean-Baptiste.
Les chevaliers de Carillon se font aussi un devoir de combattre les lois et les règlements qui attaquent la langue et les droits des Canadiens français. Parmi d’autres mesures, ils réclament le bilinguisme dans les ministères des postes et des finances et la présence du français dans tous les services publics qui relèvent du gouvernement fédéral. Les Carillons de Granby sont particulièrement sensibles à la langue d’affichage, ce qui se comprend aisément dans une ville où sur 106 enseignes commerciales recensées en 1937, 76 sont uniquement en anglais, 20 sont bilingues et 13 seulement sont en français. Dans la seconde moitié des années 1930, ils se font aussi les ardents promoteurs de la campagne d’ « achat chez nous », qui se veut une réponse à la dépossession commerciale des Canadiens français subie « aux mains des étrangers ».
L’Ordre accorde une attention particulière à l’éducation. Ainsi, on organise des concours de littérature et d’histoire du Canada dans les différentes écoles de Granby et on offre des livres d’histoire comme prix. En octobre 1936, afin d’attiser la ferveur nationaliste des élèves, les chevaliers de Sainte-Famille donnent une douzaine de grands drapeaux Carillons Sacré-Cœur à l’école Christ-Roi, qui les accepte et les installe dans chacune des classes. Tous les matins, les élèves devront se mettre au garde-à-vous et saluer le drapeau.
Pour signifier l’importance de Granby dans son développement, l’Ordre y organise, en octobre 1936, son premier congrès général à l’extérieur de Montréal. Ce « véritable déploiement des forces vitales racistes des Canadiens français » attire plus de 150 délégués et donne lieu à une grande initiation des nouveaux membres. Plusieurs résolutions sont adoptées lors de cette rencontre, mais la principale préoccupation concerne la guerre civile qui déchire l’Espagne depuis juillet 1936. Dans ce conflit, l’Ordre prend fait et cause pour les nationalistes de Franco contre les républicains, démocratiquement élus, mais à qui on reproche d’être inféodés aux mouvements anarchiste et communiste et de supporter la Russie soviétique.
À partir de 1937, c’est la possibilité que le Canada s’engage dans un conflit européen, de plus en plus imminent, qui mobilise les chevaliers de Carillon et plusieurs autres associations de Granby. Mais la Deuxième Guerre mondiale, qui s’enclenche en septembre 1939, trahit non seulement les aspirations non interventionnistes de l’Ordre, mais elle en signe l’arrêt de mort en mettant au ban de la société toutes les associations au nationalisme exacerbé, maintenant soupçonnées de partager l’idéologie que les Alliés se sont engagés à combattre.
Si son existence fut relativement brève, l’Ordre des chevaliers de Carillon a néanmoins permis à la fraction conservatrice catholique de l’élite granbyenne d’exercer son leadership sur la scène locale, régionale et nationale à une époque où les Canadiens français luttaient afin d’occuper une place équivalente à leur écrasante majorité démographique.