Centres commerciaux vs rue Principale
En progression constante depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la société de consommation atteint des sommets après 1960.1 Parmi les facteurs qui favorisent la croissance phénoménale du commerce au cours de la Révolution tranquille, on trouve l’augmentation du salaire hebdomadaire moyen, qui passe d’une soixantaine de dollars à près de quatre cents entre 1960 et 1984, et la croissance du travail féminin, deux éléments qui gonflent les revenus des ménages et augmentent d’autant leur pouvoir d’achat, surtout dans le contexte de la généralisation du crédit à la consommation. L’augmentation du nombre des commerces de détail de Granby reflète bien cette effervescence : de 398 en 1960, leur nombre grimpe à 908 en 1979, ce qui comprend 25 grands magasins et 3 centres commerciaux.
Avec la prolifération des centres commerciaux, qui passent de 55 à 223 au Québec entre 1961 et 1975, la société de consommation se donne des moyens à la mesure de ses ambitions. Entre 1964 et 1974, la construction des centres commerciaux Frontenac, Plaza et Les Galeries montre l’intérêt des consommateurs de Granby et de la région pour ce nouveau concept commercial d’origine américaine. Si cette innovation dans la manière de consommer s’attire les faveurs du grand public, elle n’est pas sans conséquence sur le destin de la rue Principale qui, jusque-là, était l’animatrice de la vie commerciale.
En 1963, l’annonce de la construction du centre commercial Frontenac, sur le boulevard Leclerc, soulève l’opposition des marchands de la rue Principale qui appréhendent de perdre une partie de leur clientèle et de leur chiffre d’affaires. Leur acharnement convainc finalement les autorités municipales d’organiser un plébiscite sur la question. Malgré une faible participation au scrutin (19 %), le jugement des citoyens, dont les trois quarts favorisent le projet, apparaît sans équivoque. Inauguré en 1965, le premier « centre d’achats » de Granby s’apparente cependant davantage à un bout de rue commercial pourvu d’un stationnement qu’aux vastes complexes intérieurs qu’on connaîtra par la suite.
C’est en 1966, avec l’ouverture du Plaza, sur la rue Saint-Jacques, que Granby accueille son premier véritable centre commercial. Il permet aux consommateurs d’avoir accès à 13 commerces sous un même toit, à l’abri des intempéries ; à elle seule, Woolco, une entreprise américaine qui a choisi Granby pour s’implanter au Québec, engage une centaine d’employés. Lors de l’inauguration, le maire Paul-O. Trépanier prévoit que « cet immense centre d’achats », ajouté aux autres établissements commerciaux de tous les coins de la ville, contribuera à faire de Granby le centre régional du magasinage.
Parce qu’ils sont établis à proximité du centre-ville, les deux premiers centres commerciaux de Granby n’affectent pas trop le flot des achats sur la rue Principale. Mais c’est le pire des scénarios qui se réalise en 1974 avec la construction, aux limites de la municipalité, des Galeries de Granby, un vaste complexe abritant une quarantaine de commerces. Stationnement spacieux, aires de repos, cinémas, magasins à grande surface et boutiques : tout est conçu pour séduire le consommateur, plus sensible qu’autrefois aux attraits de la nouveauté et du changement. Par ailleurs, les résidants des nouveaux développements domiciliaires de banlieue et des municipalités environnantes constituent une clientèle de choix pour les marchands des Galeries.
L’établissement d’un second pôle commercial aux frontières de Granby a donc de graves conséquences sur l’économie de la rue Principale ; bientôt, les Canadian Tire, Reithman’s, Zeller’s l’abandonnent un à un, si bien que des six magasins à rayons qu’elle comptait encore en 1965, il n’en reste plus qu’un en 1979. Dans le sillage du départ des grands commerces, de nombreux restaurants, marchés d’alimentation et boutiques cessent ou transfèrent ailleurs leurs activités. Plusieurs professionnels, entre autres des médecins, délaissent également le secteur de la rue Principale pour ouvrir des cliniques en périphérie. Ainsi, en moins de deux décennies, la rue Principale qui, hier encore, était au cœur de la vie commerçante et sociale de Granby, et où, tous les vendredis soirs et les samedis se rassemblaient en masse consommateurs et badauds, se trouve vidée de ses forces vives, laissant ses marchands désemparés face aux attitudes nouvelles de leur clientèle.
- Cet article est tiré de Johanne Rochon, « Au rythme de la Révolution tranquille » dans Gendron Mario, Johanne Rochon et Richard Racine, Histoire de Granby, Granby, Société d’histoire de la Haute-Yamaska, pages 398-402. ↩︎