Contribution des Américains à l’histoire régionale
Mario Gendron
Publié le 19 octobre 2016 | Mis à jour le 8 novembre 2024
Publié dans : Immigration
Un touriste de la Nouvelle-Angleterre qui visite la grande région de Granby est sans doute frappé par les ressemblances qui existent entre ce coin de pays et le sien. La majorité des villes et villages qu’il traverse ont un aspect qui lui semble familier et, à l’extérieur des zones urbanisées, la topographie et la division des terres agricoles dessinent des paysages qu’il reconnaît au premier coup d’œil. Ainsi, sans rien connaître de notre histoire, ce touriste américain soupçonne qu’on retrouve quelque chose de la culture et des façons de faire de ses ancêtres dans cette partie du Québec.
La guerre d’Indépendance américaine et ses effets
Dans son célèbre Rapport sur les affaires de l’Amérique du Nord britannique, publié en 1839, Lord Durham indique que bien peu de choses permettent de distinguer les habitants qui vivent de part et d’autre de la frontière canado-américaine. Ces gens, affirme-t-il, sont presque tous de même origine, ils parlent la même langue, ils partagent les mêmes coutumes, les mêmes pratiques religieuses et lisent les mêmes journaux. Il en conclut que cette région du Bas-Canada est séparée des États-Unis par une frontière plus imaginaire que réelle. Examinons les circonstances historiques qui autorisent cette affirmation.
À la suite de la guerre d’Indépendance américaine, qui se déroule de 1775 à 1783, l’Amérique du Nord se partage en deux grandes entités. Au nord de la frontière, les colonies britanniques, dont le Québec est le seul véritable foyer de peuplement, comptent environ 100 000 habitants, francophones dans leur très grande majorité; au sud, c’est la nouvelle république américaine, dont la population dépasse deux millions et demi de personnes.
D’un point de vue politique, la guerre d’Indépendance américaine crée deux classes de citoyens : 1– les patriotes, qui ont lutté pour l’indépendance et qui sortent vainqueurs du conflit et 2– les loyalistes, ou royalistes, qui se sont battus pour conserver le lien avec la Grande-Bretagne et qui, en 1783, forment le camp des perdants. Il n’est pas étonnant que beaucoup de ces derniers tentent de trouver refuge dans les colonies britanniques situées au nord de la frontière américaine. Alors que plusieurs prennent le chemin de l’Ontario et de la Nouvelle-Écosse, assez peu s’installent au Québec. Les raisons de cette réticence sont diverses. D’abord, les loyalistes sont confrontés au Québec à un univers qui leur est étranger, avec les lois civiles françaises et la seigneurie qui domine le régime agraire; ensuite, ils doivent affronter le gouverneur Haldimand qui s’oppose farouchement à leur installation dans la région de la baie Missisquoi, principalement pour des raisons stratégiques.
Les loyalistes et les autres
Or malgré les contraintes et les interdits, une poignée de loyalistes s’installe à la baie Missisquoi, marquant ainsi le coup d’envoi du peuplement de la région. En mars 1784, on y compte une dizaine de familles, établies à environ 5 km au sud-est de l’embouchure de la rivière aux Brochets; elles seront 28 l’année suivante. En 1791, la population régionale est évaluée à environ 500 personnes.
L’année 1791 est charnière dans l’histoire du Québec, non seulement à cause de l’adoption de l’Acte constitutionnel, qui crée le Bas-Canada et lui donne une première assemblée législative, mais aussi parce qu’elle marque le coup d’envoi de la distribution des terres libres qui existent encore sur le territoire. Ce changement d’attitude du gouvernement fait écho à la croissance démographique considérable des Canadiens français, perçue de plus en plus comme une menace. On espère maintenant peupler la région de sujets anglophones loyaux à la Couronne, même si, dans une large mesure, les Américains qui profitent des opportunités offertes par le gouvernement ne sont pas des loyalistes, mais des individus à la recherche de terres, maintenant offertes gratuitement.
Comme c’est la coutume chez les Britanniques, on choisit de concéder le territoire en township (canton). À la différence du régime seigneurial qui implique que le paysan remette une partie de son revenu au seigneur sous forme de redevances, le township ne constitue qu’un simple mode de distribution des terres. Mais encore faut-il trouver le moyen le plus efficace d’attribuer ces terres. Le gouvernement du Bas-Canada décrète que ceux qui désirent en obtenir doivent se regrouper selon le système dit du « chef de canton et associés », connu en Nouvelle-Angleterre sous le nom de Town Proprietor.
Les Américains qui, à la faveur de la distribution des terres, s’installent sur le territoire actuel de Brome-Missisquoi et de La Haute-Yamaska, viennent presque tous du nord-est des États-Unis, des États de New York, du Vermont, du New Hampshire, du Rhode Island, du Massachusetts et du Connecticut. Le profil de ces colons est cependant bien différent selon qu’ils viennent de New York ou des États de la Nouvelle-Angleterre. Ainsi, les premiers, qu’on nomme Yorkers, sont souvent de descendance allemande et beaucoup d’entre eux sont fortunés. Pour leur part, les colons qui viennent de la Nouvelle-Angleterre, les Yankees, sont en majorité des petits producteurs agricoles indépendants d’origine anglo-saxonne. Ce sont eux, surtout, qui s’installent en région.
La politique du « chef de canton et associés » laisse finalement bien peu de monde sur le territoire, peut-être 2 000 personnes, tout au plus. Et si, en 1810, on trouve de maigres peuplements dans plusieurs cantons, ceux de Granby, Roxton et Milton, situés plus au nord, restent encore inhabités.
Une seconde vague migratoire américaine, qui vient surtout du Vermont, est cependant beaucoup plus féconde. Elle commence vers 1816, connaît une poussée remarquable entre 1825 et 1831, puis s’étiole jusqu’en 1850. S’il s’agit surtout d’exploitants agricoles, plusieurs des marchands, des industriels et des notables dont l’histoire régionale a retenu les noms s’établissent au cours de cette période.
Après 1840-1850 cependant, la colonisation des terres de l’Ouest américain et l’explosion économique de New York vont détourner l’attention des Américains de notre région. De plus, le climat politique national, avec les Rébellions de 1837-1838 en toile de fond, décourage plusieurs d’entre eux de s’installer au Québec. Après 1850, l’immigration américaine est, à proprement parler, terminée.
Quoi qu’il en soit, en 1831, la région de Brome-Missisquoi et de la Haute-Yamaska compte plus de 13 500 habitants qui, sauf exceptions, sont américains de naissance ou de descendance directe. Jamais ils ne seront plus nombreux. Bientôt, ils seront rejoints par les Anglais, les Écossais et les Irlandais, mais surtout par les Canadiens français, appelés à devenir l’ethnie dominante avant la fin du XIXe siècle.
À la fin de la période d’immigration américaine, on observe que les cantons qui se sont peuplés le plus rapidement se situent près de la frontière américaine, Dunham, Stanbridge, la seigneurie de Saint-Armand. Quant à la limite nord du peuplement américain, elle s’établit au niveau de Milton Corner et de South Roxton, deux hameaux fondés plus tardivement, respectivement en 1824 et 1834.
En résumé, la guerre d’Indépendance américaine et l’ouverture des terres du Québec à la colonisation incitent les Américains à s’installer dans les territoires actuels de Brome-Missisquoi et de la Haute-Yamaska. Une minorité d’entre eux sont de véritables loyalistes, les autres, de loin les plus nombreux, des colons à la recherche de terres. Les premiers occupants recevront ces terres gratuitement, mais ceux qui arriveront par la suite devront les acheter. Au bout du processus d’immigration, quelques milliers d’Américains se seront établis sur le territoire.
Une contribution significative
Examinons maintenant la contribution des Américains à l’histoire et au patrimoine paysager régional en commençant par l’agriculture, principale activité économique de l’époque. En premier lieu, les Américains introduisent au Québec une manière particulière de partager la terre, de la lotir, qui est bien différente de celle que pratiquent les Canadiens français de la Vallée du Saint-Laurent. En effet, alors que les Américains séparent leurs terres en parcelles carrées de 50, 100 ou 150 acres, les Canadiens français divisent les leurs en longueur, souvent de 3 arpents de front par 30 de profondeur. Cette division différente des terres agricoles conditionne une occupation de l’espace contrastée : dispersée dans le cas des Américains, en longs rubans de maisons rapprochées dans le cas des Canadiens français.
En deuxième lieu, les Américains sont avant tout des éleveurs, principalement de bovins, à la différence, encore une fois, des Canadiens français qui sont surtout des agriculteurs. C’est un autre élément qui marque le paysage régional et le différencie. En effet, cette dominance des activités d’élevage implique l’existence de grands pâturages et la culture intensive de céréales propres à la consommation animale, comme le maïs et l’avoine. Le paysage régional se moule à la réalité de ces activités et devient de plus en plus distinctif dans l’ensemble du Québec rural. Lorsque le mouvement d’industrie laitière s’enclenchera, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les agriculteurs de la région seront en tête du cortège, avec la première fromagerie du Québec, fondée à Dunham en 1865, et 17 des 25 fromageries recensées au Québec en 1871.
Les Américains sont aussi des fondateurs de villages. Nommons-en quelques-uns : Philipsburg, Frelighsburg, Bedford, Dunham, Cowansville, Frost Village, Waterloo, Warden, West Shefford, Granby, Farnham, Roxton-Sud, Milton. De fait, sauf pour Sainte-Pudentienne (Roxton Pond) et Saint-Joachim, ce sont les Américains qui sont à la base de la création de tous les villages de la région. Ces agglomérations, où se cristallise la vie sociale et religieuse, sont aussi des lieux d’activités économiques, où boutiques, moulins, tanneries et autres petites industries comblent les besoins de l’agriculture. Si les écoles y sont nombreuses, cela s’explique par le fait que les immigrants de la Nouvelle-Angleterre viennent de la société que l’on considère à l’époque comme la plus instruite au monde.
Quant à la diversité religieuse de ces immigrants, elle se traduit par la construction de plusieurs chapelles, généralement anglicane, baptiste et méthodiste, les trois principales religions pratiquées à cette époque par les Américains qui vivent en région. Alors que l’anglicanisme, considéré comme une religion d’État, mobilise surtout les New-Yorkais, le baptisme et le méthodisme, qui sont deux religions dissidentes, recrutent leurs fidèles parmi les immigrants de la Nouvelle-Angleterre. Plusieurs églises et chapelles protestantes construites par ces pionniers ou leurs descendants sont encore visibles aujourd’hui.
En résumé, la contribution des Américains à l’histoire régionale semble majeure. Ils ouvrent le territoire, percent les premiers chemins, configurent l’espace et fondent, selon leurs propres plans, la grande majorité des villages de Brome-Missisquoi et de la Haute-Yamaska; ils sont aussi à l’origine du mouvement d’industrie laitière, appelé à transformer les campagnes du Québec. L’héritage que nous ont laissé les Américains est inestimable et leur présence sur le territoire a permis de définir le Québec d’une manière nouvelle.
Notre touriste américain du début, qui ne connaissait rien de notre histoire, avait bien raison de se sentir un peu chez lui dans la région de Brome-Missisquoi et de la Haute-Yamaska.