L’électrification de la Haute-Yamaska : un long parcours (1889-1963)
Mario Gendron
Publié le 30 janvier 2019 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Électricité
La crise du verglas, qui s’est abattue sur la région en 1998, a montré de façon dramatique combien il était hasardeux de considérer l’électricité comme un acquis; elle a aussi permis de prendre conscience des réalités de la vie quotidienne avant l’introduction de ce service, devenu essentiel. Dans la Haute-Yamaska, c’est Granby qui détient le titre de première municipalité à obtenir l’électricité, en 1889, suivie de Waterloo (1893) et de Roxton Pond (1903). En 1945 cependant, la grande majorité des habitants des campagnes n’est pas encore branchée au réseau électrique, ce qui est considéré comme une injustice. C’est ce long processus d’électrification, et les causes qui l’expliquent, que ce texte veut faire découvrir.
La première électrification villageoise
Dans la Haute-Yamaska, comme partout ailleurs au Québec, ce sont les agglomérations qui sont électrifiées en premier lieu. Deux raisons principales expliquent ce phénomène. 1. les villages ont souvent accès à un pouvoir d’eau suffisamment important pour permettre l’installation des premières dynamos. 2. La densité de la population villageoise facilite les opérations de distribution. Mais la faible intensité de cette production hydroélectrique, essentiellement locale, en limite l’utilisation à l’éclairage des rues et des édifices. Avant l’implantation en région de la Southern Canada Power, en 1917, l’usage de l’électricité n’a pas d’impact notable sur le développement industriel. Aussi, au début du XXe siècle, c’est en nombre de lumières qu’on évalue le pouvoir électrique installé, comme le montre le tableau suivant.
Municipalité | Nombre de lumière en 1901 |
---|---|
Granby | 1540 |
Waterloo | 1000 |
Farnham | 975 |
Magog | 905 |
Roxton Pond | 500 (1904) |
En 1889, sept années seulement après que Thomas Edison ait conçu la première centrale hydroélectrique des États-Unis, l’électricité fait son apparition dans la Haute-Yamaska, lorsque Granby décide de remplacer l’éclairage à l’huile de ses rues par 12 lumières à arc. La Standard Electric, qui est choisie pour effectuer le travail, obtient du même souffle un contrat d’exclusivité de dix ans l’autorisant à électrifier tout le village, qui compte alors 1 700 personnes. L’énergie électrique provient d’une toute petite centrale que la Standard Electric exploite dans un des bâtiments de l’ancienne tannerie Miner, près du pont de la rue Principale. Le contrat avec la Standard Electric venant à terme, en 1898, la municipalité prend le contrôle du système de distribution et décide de construire sa propre centrale électrique. Ces travaux, estimés à près de 20 000 $, sont confiés à la Canadian General Electric. La nouvelle centrale est conçue pour fonctionner à eau, mais en cas de pénurie, deux moteurs à vapeur de 110 chevaux chacun pourront assurer l’approvisionnement. Malgré tout, l’électrification de Granby demeure confinée à l’éclairage des rues, des maisons, des commerces et des usines.
Waterloo se lance dans l’aventure électrique en mai 1893. C’est la compagnie de W. R. Foster, qui possède la dynamo installée à la décharge du lac Brome, près de Foster, qui se charge de poser les appareils d’éclairage dans les maisons et les commerces du village. On passe à l’éclairage des rues en janvier de l’année suivante. Le Journal de Waterloo s’en réjouit : « C’est un progrès considérable, si l’on compare la belle et brillante lumière que nous fournit l’électricité, chaque nuit, aux lueurs blafardes que, deux ou trois fois par semaine, nos lampes à l’huile jetaient autour d’elles. » Outre Waterloo et, sans doute, Warden, la centrale hydraulique du lac Brome permet d’électrifier Knowlton et quelques autres agglomérations environnantes.
Le troisième village de la Haute-Yamaska à être électrifié est Roxton Pond, en 1903. La dynamo, installée dans le moulin à farine de Joseph Bousquet, permet d’apporter la lumière électrique dans les résidences et autres bâtisses du village. En 1907, c’est vraisemblablement une petite centrale hydraulique, installée par la Stanley Tools, qui alimente les 500 lumières de l’agglomération. D’une capacité de 80 chevaux, cette dynamo est actionnée grâce à une roue à eau alimentée par une amenée d’eau de 42 pouces (107 cm) qui s’étend sur environ 700 pieds (213 m) entre le barrage du lac, nouvellement installé par la Stanley, et la centrale.
La Southern Canada Power prend le relais
Produite régionalement, l’électricité est de trop faible intensité pour répondre à la demande grandissante des ménages, des commerces et, surtout, des industries, pour qui cette forme d’énergie s’impose de plus en plus comme un facteur de production essentiel. Bientôt, il faudra délaisser les rivières à faible débit de la région de la Haute-Yamaska pour harnacher de plus puissants cours d’eau, comme les rivières Saint-François et Magog. Par ailleurs, avec l’augmentation rapide des besoins en électricité, les infrastructures de production, de transport et de distribution sont devenues trop coûteuses pour les capacités financières des investisseurs locaux et des municipalités. C’est à ces nouvelles conditions du marché que cherche à répondre la formation de la Southern Canada Power (SCP).
Au moment de la fondation de la SCP, en 1913, plusieurs soulèvent des doutes quant à la possibilité de créer une compagnie régionale d’électricité qui soit rentable dans la région sud de Montréal, presque dépourvue de grands pouvoirs d’eau. Or vingt-cinq ans après sa fondation, la SCP a non seulement comblé les attentes des investisseurs, mais elle s’est aussi imposée comme le plus important producteur et distributeur d’électricité sur le territoire qui s’étend entre les rivières Richelieu et Saint-François, d’une part, et entre Drummondville et la frontière américaine, d’autre part. Au cours de cette période, la SCP acquiert 54 réseaux de distribution locaux appartenant à des propriétaires particuliers et en construit le même nombre, en plus de s’emparer de neuf réseaux municipaux. Toutes ces installations sont alimentées par cinq usines hydro-électriques — Hemmings Falls, Drummondville, Sherbrooke, Burroughs Falls, Farnham —, dont les trois principales sont établies sur les rivières Saint-François (2) et Magog (1).
En 1917, après avoir procédé à plusieurs achats de centrales électriques locales, entre autres à Drummondville, Saint-Jean et Saint-Hyacinthe, la SCP décide d’investir en région, en acquérant la centrale municipale de Granby et la Brome Lake Electric Co. qui dessert Waterloo, Knowlton et d’autres petites agglomérations. Cinq ans plus tard, à l’occasion de l’établissement d’une ligne de transport entre Drummondville et Granby, la SCP s’empare des réseaux locaux de Roxton Falls et de Roxton Pond. En 1930, une carte produite par la compagnie permet de constater que cette dernière dessert presque toutes les agglomérations régionales.
Au moment où Granby décide de se départir de son réseau électrique au profit de la Southern Canada Power (SCP), en 1917, la centrale électrique municipale est non seulement incapable de répondre à la demande industrielle, mais elle n’arrive pas davantage à assurer l’éclairage des rues, des résidences et des commerces 24 heures par jour et durant toute l’année.
À la suite de l’achat des installations municipales et la reconstruction quasi complète du réseau de distribution, le premier objectif de la SCP est d’établir une ligne de transport entre Granby et Sherbrooke, où la compagnie possède une centrale électrique depuis peu. En novembre 1917, quatre équipes travaillent à la construction de la ligne qui permettra, d’abord, de raccorder Granby à Foster, ce qui est fait en avril 1918. Depuis l’inauguration du réseau électrique, trente ans auparavant, ce sera la première fois que le courant proviendra de l’extérieur de Granby. « Les eaux du magnifique lac Brome font maintenant tourner les roues des industries de Granby », déclare le Granby Leader-Mail, dans son édition de 5 avril 1918. Un mois plus tard, l’usine hydro-électrique de Sherbrooke (central Abénakis) prendra le relais.
Désormais assurées d’obtenir une énergie électrique suffisante et sans interruption, plusieurs entreprises se convertissent immédiatement à l’électricité — Elastic Web, Kent Lumber, Granby Leader-Mail, Granby Manufacturing, R. B. McComeskey, Barré & Charron —, imitées par nombre d’autres dans les mois suivants. C’est ainsi qu’en quelques années, on passe de l’ère de la vapeur à celle de l’électricité.
Or le développement accéléré de Granby — dont la population augmente de 70 % entre 1911 et 1921 sous l’impulsion de l’industrie — dépasse bientôt la capacité du réseau électrique. En 1922, continuellement sollicité à son maximum, ce dernier commence à défaillir. Les nombreuses pannes de courant, dont une, en juin de la même année, force la fermeture de plusieurs usines, montrent l’urgence d’établir une deuxième ligne de transmission entre les installations hydroélectriques de la SCP, à Drummondville, et Granby. Le nouveau réseau entre en fonction au milieu d’août 1922, au grand soulagement des usagers et, particulièrement, des industriels.
Par la suite, la SCP n’aura de cesse d’augmenter la puissance du réseau électrique de Granby afin de satisfaire à la demande, devenue exponentielle au cours de l’après-guerre. Ainsi, en 1956, la SCP fera construire la sous-station Larose, à l’entrée de Granby, afin d’augmenter la puissance électrique installée; trois ans plus tard, la sous-station Cleveland remplira les mêmes fonctions. L’aventure de la SCP prend fin en 1963, avec la nationalisation des compagnies d’électricité par Québec.
L’électricité et le confort domestique
En surcroît d’assurer l’éclairage des résidences, l’électricité permet l’utilisation de nombreux appareils électroménagers, tous exposés dans le commerce de la SCP, ouvert en mai 1918, rue Principale. Les deux grandes vitrines de l’édifice attirent immédiatement l’attention du public par leur thématique. Dans l’une d’elles, on a reconstitué une cuisine moderne, avec tous les appareils électriques qui facilitent l’exécution des tâches ménagères, machine à laver automatique, fer à repasser et séchoir électriques, entre autres commodités; dans l’autre, on peut voir un intérieur tel qu’il était autrefois, avec laveuse à linge actionnée manuellement et fer à repasser lourd et difficile à manier. L’effet de contraste, saisissant, sanctionne un nouveau paradigme : le confort domestique est désormais synonyme d’électrification.
L’étage de l’édifice de la SCP est occupé par un hall réservé aux démonstrations, où un public assez nombreux peut assister à des expériences culinaires destinées à prouver la versatilité et l’aspect peu coûteux de la cuisson électrique. Au cours de l’une de ces démonstrations publiques, tenue au printemps 1919, on fait cuire, dans deux fourneaux, un rôti de porc de trois kilos, quatre tartes, quatre gâteaux à étage, un gâteau roulé, six muffins et un pain de maïs, le tout pour une consommation d’électricité de 39 cents. Mais il faudra attendre encore plusieurs années avant que la majorité des familles granbyennes ait les moyens d’acquérir et d’utiliser une cuisinière électrique, ou tout autre appareil du même genre.
L’électrification rurale
Si la Southern Canada Power réussit en peu d’années à électrifier la grande majorité des agglomérations régionales, l’entreprise ne trouve pas rentable d’en faire autant dans les campagnes, où la clientèle est trop éparse. Pour les cultivateurs, la privation de ce service est vécue comme un préjudice, puisqu’elle retarde leur entrée de plain-pied dans la modernité du XXe siècle. Mais malgré les doléances des ruraux, seule une faible minorité d’entre eux aura accès à l’électricité avant 1945.
À la suite de la levée des restrictions de guerre sur plusieurs matériaux, en 1945, l’Union nationale fait de l’électrification rurale son cheval de bataille dans les campagnes du Québec, où le parti cherche à raffermir ses appuis. C’est à l’Office de l’électrification rurale (OER) que le gouvernement de Maurice Duplessis confie le mandat de mener ce vaste projet. Le rôle principal de l’OER sera d’organiser des coopératives d’électricité, de leur consentir des prêts pour la construction des lignes de transport et de mettre gratuitement à leur disposition le service de ses ingénieurs, de ses comptables, de ses techniciens et de son outillage. En pratique, Québec fournit les trois quarts des sommes requises pour la construction et les services techniques, alors que chaque membre d’une coopérative régionale contribue 100 dollars. Sa ferme raccordée au réseau, le coopérant paie en moyenne 3,50 $ par mois à sa coopérative pour l’usage de l’électricité, achetée aux grandes compagnies. Le succès immédiat de l’initiative gouvernementale montre à quel point cette amélioration était voulue et nécessaire.
En région, l’électrification rurale débute dès 1945 avec la fondation des sociétés coopératives de Sainte-Cécile-de-Milton et de Saint-Alphonse et l’Ange-Gardien, aux extrémités nord et sud de la MRC de La Haute-Yamaska; à l’est, c’est la Coopérative de Saint-Joachim et l’Enfant-Jésus qui assure l’électrification des campagnes. Mais ce ne sont pas les habitants de toutes les municipalités rurales qui jugent nécessaire de former leur propre coopérative, plusieurs préférant s’associer aux initiatives de leurs voisins. C’est la voie que choisit le canton de Granby, par exemple, en autorisant la Coopérative de Sainte-Cécile-de-Milton, en septembre 1945, à construire une ligne de distribution électrique à Mawcook. Dès mai 1946, cependant, l’absorption par la Coopérative de Saint-Valérien-de-Shefford des quatre coopératives qui se partageaient la région rurale de Granby venait mettre un terme aux initiatives locales et permettait d’électrifier les rangs avec plus d’efficacité. Comme chaque équipe de travail n’arrivait à installer qu’une dizaine de poteaux par jour, on suppose, tout de même, que ce fut un travail de longue haleine. Quoi qu’il en soit, en 1954, la coopérative de Saint-Valérien avait raccordé 821 clients et celle de Saint-Joachim, 838. En 1961, 97 % des fermes québécoises disposaient de l’électricité. La prise en charge du réseau électrique de toute la province par Hydro Québec, deux ans plus tard, entraînera la disparition des coopératives régionales d’électricité.
En plus de faciliter le travail du cultivateur et augmenter la productivité des fermes grâce au moteur électrique, à la réfrigération et à l’éclairage, l’électrification des campagnes vient épauler la femme rurale dans ses travaux domestiques en permettant l’achat de cuisinières, de laveuses et de machines à coudre électriques. Plus important peut-être, elle permet d’atténuer l’écart culturel entre les ruraux et les urbains, en faisant paraître moins « retardés » les gens de la campagne aux yeux des citadins.
Sources
- Annuaire statistique du Québec, 1956-1957, p. 402-403.
- Annuaire statistique du Québec, 1950, p. 431.
- Dorion, Aimé, Les bâtisseurs de Granby, Granby, La Voix de l’Est, 1959, p. 95-96.
- Dorion, Marie-Josée, « L’électrification du monde rural québécois », Revue d’histoire de l’Amérique française, v.54, no 1, 2000, p. 3-37.
- Dorion, Marie-Josée, Les coopératives et l’électrification rurale du Québec, 1945-1964, thèse de doctorat, UQTR, 2008, 626 p.
- Gendron, Mario, Johanne Rochon et Richard Racine, Histoire de Granby, Granby, Société d’histoire de la Haute-Yamaska, 2001, 512 p.
- Gendron, Mario, Histoire du Canton de Granby, Granby, Société d’histoire de la Haute-Yamaska, 2005, 110 p.
- Gendron, Mario et Racine Richard, Waterloo, 125 ans d’histoire, Granby, Société d’histoire de Shefford, 1992, 124 p.
- La Voix de l’Est, 16 juin 1938.
- « Loi pour favoriser l’électrification rurale par l’entremise de coopératives d’électricité », 9 Geo. VI, chap. 48, 1945, Statuts du Québec, p. 409-424.
- « Loi constituant en corporation The Southern Canada Power Company », 7 Geo. V, chap. 94, 1916, Statuts du Québec, p. 335-341.