Taverne nationale
Dominic Marcil
Publié le 26 septembre 2019 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Commerce
Dans Taverne nationale, écrit par Dominic Marcil et Hector Ruiz, et publié aux éditions Triptyque (octobre), les auteurs explorent l’imaginaire éclaté d’une taverne située à Granby, qui est sans doute à l’image de toutes celles qui subsistent encore au Québec. Des voix s’entremêlent : celles des auteurs, celles d’usagers passés et présents, celles de l’histoire, la petite comme la grande. Des genres aussi : la poésie, d’abord, mais aussi la chronique historique, le conte, l’essai, la correspondance. Ce livre constitue les traces d’une relation étrange et fascinante avec le lieu.
Les deux extraits qui suivent constituent le récit des recherches de l’auteur à la Société d’histoire de la Haute-Yamaska.
LES BOUDRIA
À la Société d’histoire de la Haute-Yamaska, j’écume les annuaires téléphoniques de la ville. Je retrace les différents propriétaires de la Taverne nationale au fil des ans. Je tombe sur plusieurs publicités qui me font sourire. Sur celle de Nettoyage Granby de 1953, on voit la flotte de camions de livraison de l’entreprise et quelques-uns des employés. « Service. Courtoisie. Promptitude. » Les employés ont tous une posture figée et un sourire faux accroché au visage. Lorsque j’y regarde de plus près, un des visages me semble familier. Je sors de mon sac une photo prise à la taverne en 1999 et qui coiffait un article de La Voix de l’Est dans une section intitulée « C’est la vie ». L’article a alimenté mes premières réflexions sur le lieu. Quelques piliers y sont interrogés sur leurs habitudes du lieu.
« Ici, c’est comme une grande famille », clame Denis Boudria, « pas de S », insiste-t-il, livreur dans la jeune vingtaine qui termine sa journée de travail à la taverne. Sur la photo, il est accoudé au bar, tout sourire. On y voit Francine, la serveuse, deux grosses bières dans les mains. Le journaliste cite également le Loup, qui refuse de dévoiler son vrai nom : « Ç’a changé pas mal la Nationale. J’ai travaillé ici quand j’avais vingt ans. J’en ai soixante-trois. Dans ce temps-là, un verre de draft coûtait 10 cents mais on en vendait en maudit. Avec le tip ça paye bien. Tous les jours, y’avait du monde. Quand la Miner et l’Impérial marchaient, les gars arrêtaient souvent ici. »
Sur la publicité de Nettoyage Granby de 1953, je regarde attentivement l’homme à côté du premier camion. Il a une casquette légèrement relevée qui dégage son front, un rictus au coin de la bouche, un visage rond. On dirait que c’est Denis Boudria, pas de S. La ressemblance est troublante. Des airs de famille certains.
Les bottins sont une source inouïe d’information. Il s’agit moins, en fait, d’un répertoire de numéros de téléphone que d’un condensé de renseignements sur la ville, sa culture, ses habitants, ses commerces. Son coût de 35 $ laisse entendre qu’il s’agissait autrefois d’un objet précieux. Ce n’était certainement pas chaque ménage qui pouvait se le permettre.
Dans la première section, après les pages de présentation, on trouve une liste de toutes les propriétés classées par rue, où les numéros de téléphone n’apparaissent même pas. On imagine qu’un commis voyageur pouvait ainsi plus facilement reconnaître les occupants d’une porte à l’autre. Dans la seconde section, les habitants (hommes de plus de vingt ans et à l’emploi) et les commerces sont classés en ordre alphabétique. Le nom de chacun est répertorié, accompagné du prénom de sa conjointe et de l’occupation de monsieur.
« À Granby on trouve de tout » est la devise publicitaire adoptée par la Chambre de commerce en 1958, indique-t-on. « Même un ami », résonne dans ma tête.
Pour l’entrée « Taverne nationale », le propriétaire identifié est un certain Germain Foisy. L’adresse est alors le 179, rue Principale. Elle passera au 177 l’année suivante, lorsqu’un logement sera aménagé au sous-sol.
Les bottins des années 1949, 1950 et 1951 sont manquants à la Société d’histoire. Dans celui de l’année 1948, aucune mention de la Taverne nationale. En 1952, oui. L’inauguration de la taverne aurait donc eu lieu entre la fondation de l’État d’Israël et l’accession au trône d’Elizabeth II.
Dans les années 1970, l’esthétique des bottins change. La couverture devient souple, les pages d’introduction moins nombreuses et les publicités plus abondantes. Aucun prix d’achat n’est indiqué. Les informations sur les habitants ne contiennent désormais plus leur occupation ni le prénom des conjointes. Je perds la trace des propriétaires de la taverne.
Cecilia, archiviste à la Société d’histoire, m’interpelle. Elle a trouvé quelque chose via le moteur de recherche des archives de La Voix de l’Est. « La Taverne nationale : un endroit de bon goût pour prendre un verre entre amis. » Une sorte de publi-reportage, daté du samedi 16 octobre 1993, qui nous apprend que M. André Foisy possède la taverne depuis 1984, mais qu’elle existe depuis le milieu des années 1940. Les premiers propriétaires s’appelaient Roy et Fontaine, et l’auraient vendue à un certain Amédée Leroux, lequel a déménagé l’endroit de la rue Centre à la rue Principale. C’est une information nouvelle que je pourrai valider en effectuant des recherches plus poussées dans les archives de la ville. Ou, avec un peu de chance, en interrogeant d’anciens propriétaires ou employés. Le publi-reportage insiste sur les rénovations récentes apportées à la taverne, désormais « un endroit respectable où les fauteurs de troubles ne sont pas les bienvenus ! » « Cette nouvelle idéologie, prônant service à la clientèle de qualité, courtoisie, atmosphère saine et agréable et propreté des lieux, s’est accompagnée d’une transformation physique de l’endroit. Ainsi, la Taverne nationale a été remise à flot : de la façade extérieure aux réfrigérateur et système de bière pression, la bâtisse et son équipement ont été l’objet de rénovations qui ont su donner à ce lieu quinquagénaire un p’tit air de jeunesse, un regain de vitalité. »
Curieux, l’emploi du terme « idéologie » pour parler de l’atmosphère d’un endroit. Quelle « idéologie » régnait avant ces salvatrices rénovations ? Les années 1980 ont dû lourdement affecter la réputation de la taverne pour que le propriétaire croie nécessaire de redorer son image par une publication dans le journal. Elle a sans doute pâti de la fermeture de nombreuses usines qui ont fait la gloire du Granby de l’après-guerre : la Miner Rubber, l’Impérial Tobacco, la Granby Elastic Web. Il faut dire, aussi, que l’âge d’or des tavernes est bel et bien chose du passé. La désindustrialisation a passablement modifié le quotidien des ouvriers, qui avaient pris l’habitude de converger massivement vers la taverne à la fin de leur quart de travail. Les horaires plus variés ont peut-être rendu rares les moments de socialisation autour d’une draft. Et la taverne apparaît sans doute anachronique dans une société qui tend petit à petit vers l’égalité des sexes. La loi permettant l’accès des femmes aux tavernes est adoptée en 1979. Une bien nommée clause grand-père permettra à certains établissements de conserver leurs privilèges jusqu’en 1986, où il sera désormais interdit de réserver l’accès aux hommes. C’est d’ailleurs à ce moment que de nombreux établissements laisseront tomber l’appellation « taverne », connotée négativement, pour la remplacer par « bar » ou « brasserie », jugés plus inclusifs. Refuge du simple travailleur, la taverne doit s’adapter dans les années 1980 à un nouvel équilibre social, à une nouvelle « idéologie ». Elle n’est plus un prolongement du lieu de travail, mais doit s’inscrire plus globalement dans le paradigme du loisir. « À cet effet, trois jeux de dards et une table de billard – gratuite le samedi – ont été ajoutés au décor, tandis que les amateurs de sport peuvent toujours visionner leur match préféré sur les téléviseurs installés pour eux. » L’article invite finalement à redécouvrir la taverne, « après le travail ou vos emplettes au centre-ville, pour interrompre cette course folle par un répit bien mérité ! » On ne sait pas précisément à quelle course folle le texte fait référence.
J’essaie d’imaginer à quoi ressemblait la taverne dans les années 1940. À quelle idéologie souscrivait-elle ? Ces messieurs Roy et Fontaine lui ont quand même accolé un qualificatif très suggestif. La Taverne nationale de Granby ! Fréquentée par des ouvriers canadiens-français, la taverne était peut-être perçue comme un bastion de résistance dans une ville dominée par des industriels anglophones. Peut-être que le nom de la taverne emprunte la même idéologie que celle qui a mené à la fondation de l’Union nationale par Maurice Duplessis, c’est-à-dire un traditionalisme nationaliste. C’est le parti qui était au pouvoir au moment de l’ouverture de la taverne. Une recherche rapide sur le site de l’Assemblée nationale permet de constater que l’Union nationale régnait presque sans partage sur le comté de Shefford entre 1936 et 1973. Ça m’amuse de penser que les premiers propriétaires étaient peut-être des bleus, alors que les sympathisants rouges devaient fréquenter la Taverne centrale, compétiteur situé au 205, rue Principale, et qui fermera ses portes durant les années 1960.
C’est bientôt l’heure du 5 à 7. Je terminerai ma journée de recherches par un « répit bien mérité ». Juste avant que je remballe mon matériel, une image dans le bottin de 1974 m’accroche. Sur la publicité de la Rôtisserie Duhamel, « Livraison rapide, service courtois » (décidément, la courtoisie est bien enracinée dans l’identité granbyenne), on voit la photo d’un livreur sortant de sa voiture, deux boîtes de carton dans les bras. Je n’en reviens pas. C’est Denis Boudria, pas de S. Je mets côte à côte les trois photos. 1953. 1974. 1999. Même casquette relevée. Même sourire. Même visage rond du début de la vingtaine. On est vraisemblablement livreur de père en fils chez les Boudria, et j’imagine une dispute lors d’une fête familiale à propos du chemin le plus court pour se rendre au centre d’achats.
Je prends une grosse Okeefe. Je m’installe au bar. La serveuse s’appelle Mélane. C’est une nouvelle. Elle arrive de Longueuil. C’est sa bonne amie Marie-Ève, aussi serveuse à la taverne, qui l’a convaincue de postuler. « Avec le tip, ça paye bien. Tous les jours, y’a du monde », dit-elle, précisément les mêmes mots qu’a employés le Loup. Elle sait que j’écris un livre. Marie-Ève lui en a parlé. Les piliers installés l’autre côté ne semblent pas préoccupés plus qu’il ne le faut par la nouvelle serveuse, qui a déjà mémorisé les habitudes de chacun. Pour Johnny, une grosse Bud. Une Coors pour Loulou. Elle répond à leurs blagues, passe d’une conversation à l’autre avec habileté.
Dans le miroir devant moi, je vois passer le reflet d’un client qui se dirige vers la porte arrière, celle qu’utilisent les habitués. « Heille, Denis, t’as oublié les clés de ton truck », dit la serveuse. Je me retourne. C’est un grand maigre d’une cinquantaine d’années. Il ne porte pas de casquette.
LA TAVERNE INTERNATIONALE
À la Société d’histoire, je discute avec Mario Gendron, le grand historien de la ville de Granby. Je lui mentionne que j’essaie de retracer l’année exacte de la fondation de la taverne. Je devrai, selon lui, consulter les rôles d’évaluation de la ville. Quant au nom donné à la taverne, nous avançons quelques hypothèses : le mot « national » était à la mode depuis le début des années 1930, où l’identité canadienne-française était fortement valorisée par les élites cléricales, notamment. Peut-être que leur inconscient a naturellement mené les propriétaires vers le « national », puisque la taverne ciblait une clientèle d’ouvriers canadiens-français. Certaines tensions entre les francophones et les anglophones à Granby durant la crise de la conscription en 1942 ont peut-être contribué à la popularité du terme. Il m’enjoint d’aller lire l’inscription produite en 1935 par la Société Saint-Jean-Baptiste et commémorant le cinquantième anniversaire de l’organisation. Sur un monument situé au parc Miner, on peut lire ce message très nationaliste (« voire xénophobe », précise-t-il) : « À la gloire de Dieu et de ceux qui ont soutenu depuis un demi-siècle dans notre région NOTRE FOI, NOTRE LANGUE ET NOS DROITS. »
Je lui souligne que l’Union nationale a fait élire un député dans le comté de Shefford presque sans interruption entre 1935 et 1970. Hector Choquette était le député de cette formation politique en poste lors de l’ouverture de la Taverne nationale. Le nom provient peut-être des convictions politiques des propriétaires et des clients. Il me dit de faire attention aux amalgames : le comté de Shefford est grand et couvre de nombreuses villes rurales, très portées vers l’Union nationale (Duplessis prônait haut et fort l’électrification des campagnes). La population de la ville de Granby ne penchait pas nécessairement du côté de Duplessis. Les grandes familles canadiennes-françaises, en fait, étaient largement libérales (les Boivin, les Leclerc entre autres), comme les anglophones.
Il me parle d’un texte de Gabrielle Roy de 1945, l’année de publication de Bonheur d’occasion. À ce moment, elle travaillait pour le Bulletin des agriculteurs et faisait le tour de la province en décrivant des villes. Granby lui paraissait riche, productive, la plus ouvrière du Québec peut-être, où les habitants étaient gaillards, courtois (!), aimaient parader sur la rue Principale :
« Rien de plus animé, de plus grouillant que sa rue Principale les soirs de paye, quand y déambulent les filles des fabriques, les garçons des manufactures aux souliers bien cirés, aux cheveux aplatis, mais la chemise sur le pantalon, gouailleurs, marchant en rangs pressés jusqu’aux cinémas où ils échangent des répliques d’un bout à l’autre de la salle et continuent si bellement leur tapage qu’il est bien impossible de se laisser absorber par les figures de l’écran. La rue Principale de Granby, c’est déjà, le samedi soir, une image assez ressemblante de quelque quartier houleux de Montréal ; c’est véritablement une espèce de foire où les cafés aux noms exotiques, l’Hawaï, le Tropicana, baillent des airs discordants aux jeunes dandys qui passent par là, les reins cambrés, le bras arrondi au coude de leur compagne et pommadés à souhait. »1
Je continue mes recherches, cette fois dans les registres du rôle d’évaluation et de perception de taxes d’affaires. Le document m’apparaît rébarbatif au premier chef, mais je suis rapidement fasciné. C’est l’histoire brute, celle qui n’est pas encore écrite. Un parcours rapide des listes des différents commerces de l’année 1949 me permet de constater que la ville possède quarante-sept pompes à essence. C’est trente de plus que le nombre de stations-service actuel, alors que la population a pratiquement triplé. Et, quand je constate que la ville comptait plus d’une vingtaine « d’épiciers » en 1949, je mesure un peu mieux le sens des mots « commerces de proximité ». Bien sûr, c’était avant l’arrivée du supermarché et des gros détaillants. Peut-être les gens échangeaient-ils davantage entre eux, rendant plus forte l’appartenance à la communauté, à la ville, à la nation.
Je trouve enfin la Taverne nationale. Dans la colonne des adresses, le 19, rue Centre est barré et « Principale » est écrit au-dessus. La taverne aurait donc déménagé de la rue Centre à la rue Principale en 1949. Si l’on suppose qu’elle a été en activité quelques mois à sa première adresse, on peut donc établir sa fondation durant l’année 1948. Le rôle d’évaluation de l’année 1948 étant manquant, je ne peux vérifier mon hypothèse. Et, en 1947, la Taverne n’y figure pas.
Dans le registre, je trouve des traces de National Breweries, de la National Employment Service, de la National Laundry, de la National Radio Service et de la National Soft Drinks. Cette dernière entreprise était située sur la rue Centre. Le nom de la taverne vient peut-être bêtement de là, parce que les ouvriers de l’usine la fréquentaient massivement.
« C’est pas mal moins glamour, dit Mario. Moins idéologique. »
Les historiens sont des casse-bonbons.2
À la taverne, la rangée de piliers est déjà bien installée. Je commande une grosse O’Keefe. La serveuse me remet un reçu, ce qu’elle ne fait pas pour les autres. Aujourd’hui, je ne suis pas un habitué même si j’ai mes habitudes. Je laisse un pourboire de deux dollars.
Ça se montre des seins sur son téléphone. Ça taquine la serveuse. Bruno a eu la job à la commission scolaire. On boit.
Dans le journal, on parle de mondialisation et du G7.
Je pense à cette réclame de World Wide Gum, entreprise manufacturière fondée à Granby en 1935 et qui se vantait de produire « la gomme qui rend Granby fameuse partout dans le monde ».
Et Gabrielle Roy, encore :
« Par la Granby Elastic Webb [sic], le nom de cette petite ville canadienne a pénétré en Russie, un peu partout sur le continent, aux Indes occidentales, et en des terres brumeuses comme Terre-Neuve, le Groenland. »
La sirène de la fin du quart retentit. L’ouvrier gagne son casier, attrape son manteau, enfile ses bottes. Sort de l’usine, marche quelques pas et entre à la taverne, commande une Black Horse (embouteillée alors par National Breweries), fier du travail accompli, de tous ces objets qui, demain, parcourront le monde.
Je demande à la serveuse ce qu’il y a d’international aujourd’hui à la taverne. Ma question la surprend. Mais, philosophe, elle répond : « La soif des hommes. »
Je vais courir avec un collègue et lui fais part de mes découvertes. Il me rappelle de ne pas couvrir la taverne d’un voile nostalgique qui ferait oublier ce qu’elle peut aussi représenter : la détresse et l’ennui nourris par l’alcool. Les familles détruites par des pères qui rentraient un peu trop chauds à la maison, agressifs, fauchés. La lassitude et l’impuissance des femmes face au péril dans lequel leur mari les jetait à force de fréquenter un lieu dont on leur refusait l’entrée.
- Gabrielle Roy, « Le Carrousel industriel des Cantons de l’Est », Le Bulletin des agriculteurs, mars 1945, p. 10-11. ↩︎
- Depuis, j’ai découvert que les bureaux de l’Union nationale étaient situés sur la rue Centre en 1948, tout près de la taverne. Mais je me garderai bien de lui dire. J’aime mon glamour bien au chaud et juste à moi. ↩︎