Le bungalow, «nouveau foyer des pauvres»
Mario Gendron
Publié le 21 mai 2021 | Mis à jour le 11 novembre 2024
Publié dans : Patrimoine
Inscrite sur un des chars allégoriques participant à la parade de la fête du Travail, en 1948, la courte formule « À chaque famille, sa maison », évoque déjà la place que la question du logement et, surtout, de l’accès à la propriété va occuper dans la course à l’amélioration des conditions de vie qui s’engage avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
À Granby, dans un contexte de boum industriel, toutes les forces vitales de la ville, syndicats, coopératives d’habitation, Église, gens d’affaires, maire et conseillers travailleront d’un même élan afin que les aspirations à la propriété des ménages ouvriers se réalisent. Si pour les hommes d’affaires et les travailleurs des métiers de la construction cet appui à la cause de l’accès à la propriété se fondait principalement sur des raisons d’ordre économique, certains catholiques militants y voyaient plutôt l’occasion de mettre en œuvre la politique de l’habitation prônée par Pie XII, présentée comme le plus solide des remparts contre la menace communiste, ravivée par la guerre froide. Dans cette course à l’habitation pour tous, le bungalow est amené à jouer un rôle primordial.
Les conditions particulières de l’introduction du bungalow à Granby valent qu’on s’y attarde. Au début des années 1940, le conseiller municipal Jérémia Duhamel avait proposé à deux reprises que l’on permette la construction de maisons d’un seul étage dans certains secteurs de la ville. Selon l’opinion qu’il exprimait en 1942, la construction de bungalows « permettrait à des gens moins fortunés qui ne peuvent avoir une maison à deux étages de se loger convenablement ». Car depuis 1939, un règlement de construction spécifiait que « toute maison d’habitation doit avoir […] ni plus ni moins de deux étages ». À toutes fins utiles, cette restriction limitait la scène résidentielle aux maisons de type boîte carrée d’un ou deux logis, aux cottages et autres maisons d’un étage et demi.
Malgré une étude de la proposition du conseiller Duhamel, ce n’est qu’en 1951 que la question des bungalows revenait à l’ordre du jour au conseil municipal, cette fois sous la forme d’un plan, exécuté par l’architecte Jean Damphousse de Montréal, gracieusement offert par le comité de la Jeune chambre de commerce de Montréal au maire Horace Boivin en témoignage de gratitude et d’amitié. Après en avoir pris connaissance et avoir été séduit par la perspective de construire une maison pour la modique somme de 4 200 $, le maire remettait officiellement copie de ce plan à la coopérative d’habitation les Chantiers St-Joseph qui l’adoptait aussitôt comme modèle pour ses futures constructions. Quelques semaines plus tard, la Ville autorisait la construction des maisons d’un seul étage d’une hauteur minimale de 16 pieds (4,88 m), tel que spécifié sur le plan Damphousse. Les Chantiers St-Joseph construisaient les huit premiers bungalows de ce style la même année, dans la rue Saint-Viateur.
Le bungalow concrétise le rêve de plusieurs familles de condition modeste d’accéder au statut de propriétaire en abaissant les coûts de construction, surtout lorsque sa dimension est de 900 pieds carrés (83,6 m2), comme c’est le cas de beaucoup de ceux qui sont construits à Granby dans la première moitié des années 1950. En 1954, dans le cadre d’un radio-don qui fournit l’opportunité à trois familles de devenir propriétaires, c’est sans aucun embarras qu’on présente les « maisonnettes modèles » qui sont offertes comme « le nouveau foyer des pauvres ».
Fonctionnel et bien adapté aux conditions de la vie moderne, le bungalow, dont on commence aujourd’hui à reconnaître la valeur patrimoniale, est conçu pour répondre aux besoins d’une famille composée de deux adultes et de quelques enfants, comme le suggère, sur le plan Damphousse, la présence de trois chambres à coucher. Pour le reste, la vie domestique s’organise autour d’une cuisinette et d’une salle à manger, d’une salle de bain avec douche et d’une salle de lavage au sous-sol. Pour les heures de loisirs, de plus en plus longues depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la famille pourra compter sur le vivoir, mais encore plus sur le sous-sol, bientôt transformé en salle de télévision ou en refuge pour les adolescents.
La vitesse à laquelle se répand la mode du bungalow de petite dimension ne laissait aucun doute sur la volonté des classes populaires granbyennes de se l’approprier. Or, craignant peut-être que ces maisons n’altèrent l’image de marque qu’on souhaitait donner aux nouveaux quartiers de la ville, la municipalité, en décembre 1953, décidait qu’à l’avenir la superficie minimale des bungalows devait être de 1 200 pieds carrés (111,5 m2), soit un tiers plus grande que précédemment. Cette décision, jugée contraire aux intérêts de plus démunis, avait soulevé un tollé immédiat chez les dirigeants des deux coopératives d’habitation de Granby, convaincus que la disposition équivalait à la mise à mort de leur organisme respectif. Les coopérants en étaient même venus à considérer que la « loi des bungalows » avait été adoptée « pour empêcher les ouvriers de se construire ». L’Hôtel de ville ne pouvant pas risquer d’entrer en guerre contre ses coopératives d’habitation, au sommet de leur popularité, la nouvelle mesure était abrogée après deux semaines d’existence, redonnant ainsi le feu vert à la construction massive de petites unités domiciliaires.