Quand le baseball fait l’histoire
Mario Gendron
Publié le 20 mai 2022 | Mis à jour le 11 novembre 2024
Publié dans : Sport
Au cours de l’été 1935, Granby est appelée à vivre des événements dont la singularité va marquer l’esprit de ses citoyens et de tous ceux qui s’intéressent au baseball, comme sport et comme support d’égalité raciale. Ainsi, onze ans avant que le joueur noir Jackie Robinson fasse époque en se joignant aux Royaux de Montréal, en 1946, le club Grand-B accueille dans ses rangs un lanceur afro-américain, Alfred Wilson, brisant par cette initiative l’interdiction tacite de la mixité raciale dans le baseball organisé. C’est ce que nous apprend l’article « Quebec Loop Broke Color Line in 1935 », de l’historien des sports Merritt Clifton.
C’est au cours de la crise de 1929 que le baseball connaît ses heures de gloire à Granby. En 1935, la construction d’un stade de 3500 places, rue Laval, et l’entrée du club Grand-B dans la Ligue provinciale indépendante projettent la ville dans une spirale de rivalités inter cités et d’exploits sportifs extraordinaires, auxquels les amateurs s’empressent d’assister par milliers.
La première édition du Grand-B compte six Américains et sept Canadiens ou Québécois, dont trois Granbyens — Fred Thurier, Jos Bousquet et Georges Giard. Pour l’aider à construire son équipe, Omer Cabana fait appel à Ace Corrigan, un receveur acquis du club de l’université de Fordham, dans l’État de New York. Bien au fait de la valeur des joueurs afro-américains pour les avoir vus évoluer dans les stades new-yorkais, c’est Corrigan qui recommande à Cabana de recourir au service du lanceur Alfred Wilson.
Est-ce en réaction au racisme que subissent eux-mêmes les Canadiens français dans les circuits étasuniens qu’Omer Cabana prend l’initiative d’embaucher un Afro-Américain dans un club de baseball semi-professionnel, alors que personne n’avait osé le faire jusque-là ? Si l’histoire est muette à ce sujet, on sait par contre qu’Alfred Wilson est bien accueilli par les gens de Granby, jusqu’à devenir le favori des partisans et des journalistes sportifs. C’est d’ailleurs dans sa ville d’adoption que l’athlète américain jouera le meilleur baseball de sa carrière.
Alfred Wilson est né en 1908 dans un district cajun de l’Alabama, d’où sa capacité de s’exprimer en français. Avant d’être recruté par le Grand-B, il joue plusieurs saisons pour un club à la notoriété sulfureuse, les Zulus Cannibals Giants, dont les excentricités vestimentaires et les comportements provocateurs attirent les foules.
La première partie jouée par Alfred Wilson au Stadium de Granby se déroule le dimanche 28 juillet 1935 et oppose le Grand-B et le club Police de Montréal. À cette occasion, le lanceur afro-américain montre l’étendue de son talent en remportant une victoire de 11 à 3 contre la formation métropolitaine.
Les clubs qui forment la Ligue provinciale indépendante de baseball comptent essentiellement sur les recettes au guichet et sur quelques commandites pour remplir leurs obligations financières. Dans ces conditions, l’organisation de parties d’exhibition offre une option lucrative. C’est ici que la notoriété et les contacts d’Alfred Wilson entrent en jeu, incitant plusieurs équipes afro-américaines (Cleveland Browns, Boston Black Giants, etc.) à répondre à l’appel de leur « frère de couleur » d’affronter le Grand-B, au grand plaisir des adeptes de baseball.
Le point d’orgue de ces happenings sportifs et inter racial est atteint au cours du weekend du 24 et 25 août 1935 avec la venue de deux équipes de réputation internationale : The House of David, formée de joueurs juifs arborant la barbe (les Barbus), et les Zulus Cannibals Giants (les Zoulous), l’ancienne formation de Wilson.
Dans la première de ces deux parties, tenue le samedi soir, Wilson brille contre les Barbus et Granby l’emporte 4 à 2. Le lendemain, plus de 3000 personnes s’entassent dans le Stadium pour assister à la rencontre entre le Grand-B et les Zoulous. Tous veulent voir Alfred Wilson affronter son ancienne formation et assister au spectacle donné par ces visiteurs hors norme. Tablant sur les pires stéréotypes qu’entretiennent les Blancs à l’égard des Noirs, les joueurs de l’équipe américaine n’hésitent pas à s’affubler d’un pagne, jouent torse nu, sans chaussures et le visage orné de dessins tribaux. Mais ces extravagances, si populaires auprès de la population blanche, déplaisent à la Negro League, un regroupement d’équipes professionnelles réservé aux Afro-Américains, qui considère qu’il s’agit d’une forme de légitimation des idées racistes.
Quoi qu’il en soit, la partie entre le Grand-B et les Zoulous fut mémorable, Wilson retirant neuf frappeurs et marquant trois points dans une victoire de 7 à 6. Or une rumeur, reprise par La Voix de l’Est, veut que les visiteurs, par solidarité, aient laissé gagner leur ancien joueur à la dernière manche.
Quand on considère la construction du Stadium, l’entrée du Grand-B dans la Ligue provinciale et la participation de l’équipe à la série finale, 1935 peut être qualifiée d’année sportive exceptionnelle. Mais si on prend en compte l’initiative du Grand-B de recruter un joueur afro-américain, récusant ainsi, pour la première fois, les codes raciaux de l’époque, on est en droit de parler d’une année historique au sens fort du terme.