L’Empire Tobacco : soixante-seize ans de présence à Granby

Les employé[e]s de l’Empire Tobacco, en 1909, devant la fabrique de la rue Cowie. (©Société d’histoire de la Haute-Yamaska, collection Photographies Granby et région, P70-S27-SS4-SSS21-D1-P1)
Les employé[e]s de l’Empire Tobacco, en 1909, devant la fabrique de la rue Cowie. (©Société d’histoire de la Haute-Yamaska, collection Photographies Granby et région, P70-S27-SS4-SSS21-D1-P1)

Louis-Charles Cloutier Blain

Publié le 21 octobre 2022 | Mis à jour le  23 juillet 2024

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Durant la nuit du 26 au 27 août 1893, la fabrique montréalaise de l’Empire Tobacco Company s’embrase. Les pompiers sont alertés, mais ils sont impuissants devant l’ampleur du brasier. Le bâtiment est totalement détruit par le feu et 150 ouvriers et ouvrières se retrouvent sans travail.1 Cet incendie marque un moment charnière dans l’histoire de Granby, car il occasionne le transfert de l’Empire à Granby, faisant ainsi de ce village la capitale du tabac des Cantons-de-l’Est.

Si la fin du XIXe siècle est une période d’expansion pour l’industrie du tabac au Canada2, la région des Cantons-de-l’Est en profite peu avant l’ouverture de l’Empire Tobacco. Des industriels tentent de développer ce secteur durant les années 1880, mais seulement deux entreprises réussissent à s’implanter durablement: la Queen Cigar Factory de Sherbrooke et la Payne Cigars de Granby. Ces cigariers se taillent une place enviable dans le marché du tabac, mais la dimension de leurs  entreprises reste modeste en comparaison du gigantisme des fabriques de Montréal et de Québec.

L’Empire Tobacco choisit Granby

Si les propriétaires de l’Empire Tobacco, les Néo-Écossais John et Charles Edward Archibald, ont la ferme intention de reconstruire leur fabrique après son incendie, ils hésitent à le faire à Montréal, essentiellement pour des raisons économiques. Comme, à cette époque, les villages du Québec rivalisent entre eux afin d’attirer les industries sur leur territoire, la conjoncture est on ne peut plus favorable aux Archibald, qui n’hésitent pas à profiter de leur avantage pour exiger une contribution monétaire de 30 000$ à leur municipalité d’accueil.3

L’Empire Tobacco, vers 1898. (©SHHY, fonds Ellis A. Savage, P20-S5-P66)

Les villes de Saint-Jean et de Saint-Jérôme démontrent leur intérêt et sont visitées par les Archibald. Mais le choix de ces derniers s’arrête sur le village de Granby, municipalité dont le maire, l’industriel S.H.C. Miner, a répondu positivement aux demandes des entrepreneurs. Ainsi, le règlement municipal 108 stipule : 10 000$ en subvention, don des terrains, construction de l’édifice aux frais du village et exemption de taxes de 20 ans. Ces conditions sont les plus généreuses jamais consenties par la municipalité. En contrepartie, l’Empire Tobacco s’engage à verser annuellement 35 000$ ou plus en salaire, et ce, pendant 10 ans.

Le règlement 108 entériné, le projet va rapidement de l’avant. Le 11 octobre 1895, la municipalité octroie à l’entreprise granbyenne Neil and Kent le contrat de construction pour la somme de 14 390$. Bien qu’ils se déroulent en hiver, les travaux sont terminés au début de 1896 et la fabrique ouvre ses portes le 24 février.4 Durant la première année, l’Empire Tobacco emploie 150 travailleurs et travailleuses qui reçoivent, comme entendu, 35 688$ en salaire; c’est alors la deuxième plus grande fabrique de tabac en palette (plug tobacco) au Canada.5


L’Empire Tobacco amorce ses opérations pendant l’hiver 1896. Comme l’atteste cette lettre adressée au conseil municipal, les Archibald réclament dès lors la subvention que le Village de Granby leur a promise. (©SHHY, fonds Ville de Granby, V3-S1-SS3-P1)

Des citoyens mécontents et inquiets

L’enthousiasme du conseil municipal à l’idée de voir s’installer l’Empire n’est pas partagé par tous les citoyens de Granby, et certains auraient préféré que la fabrique de tabac choisisse de s’établir dans une autre agglomération. C’est le cas du cultivateur James Neil, qui craint de voir les taxes municipales augmenter considérablement. Mais plus que la question pécuniaire, ce sont les craintes d’ordre moral qui inquiètent le plus les détracteurs. James Long, plâtrier de son état, craint que les éplucheurs de tabac « contamin[ent] notre population, que les volailles [soient] volées, les vergers dépouillés et que des soulards dégobill[ent] partout dans nos rues. » Quant à William Gill, un gentleman qui promeut la tempérance, il s’inquiète des effets délétères du tabac sur la santé physique et spirituelle de sa communauté. Dans l’édition du 5 juillet 1895 du Waterloo Advertiser, il en appelle à la conscience chrétienne des citoyens de Granby.

« It would make our village the principal partner in the tobacco business for an indefinite time to come and would directly militate against the good being done by our churches at present and undo what they have done by our temperance societies that have fought the enemy for sixty years past ».

L’église méthodiste de la rue Drummond, telle qu’elle était en 1901. (©SHHY, coll. Photographies Granby et région, P70)

William Gill reprend ici le discours de l’Évangile social, un mouvement porté par les dénominations protestantes dissidentes qui veut « résoudre, au moyen des principes chrétiens, les problèmes collectifs [dont le tabagisme] d’une société en voie d’industrialisation ». Aussi, il n’est pas étonnant de constater que la majorité des détracteurs sont congrégationalistes, comme James Long, ou méthodistes, comme James Neil et William Gill. Cela dit, il ne faut pas perdre de vue que l’opposition à l’Empire Tobacco reste marginale, comme le démontrent les résultats du scrutin tenu sur le règlement 108, qui reçoit l’appui d’une forte majorité des propriétaires fonciers du village, par un vote de 141 contre 32.

Américains et Anglais convoitent l’Empire Tobacco

En 1898, cherchant à percer le marché canadien, l’American Tobacco Company, véritable monopole américain du tabac, s’empare de 80 % des actions de l’Empire Tobacco. Les nouveaux propriétaires déploient plusieurs stratégies pour faire croître la production et les ventes. D’abord, ils agrandissent l’usine en 1898, 1899 et 1905, faisant doubler sa superficie.

Le complexe industriel de l’Empire Tobacco, en 1906, à la suite des agrandissements effectués par l’American Tobacco Company. (©Bibliothèque et Archives Canada, fonds Charles E. Goad Company, R6990-774-8-E, numéro de boîte : 2000212048)

Ensuite, ils embauchent davantage de travailleurs. De 35 688$ en 1896, la masse salariale passe à 83 000$ en 1901, ce qui représente presque le double de la moyenne des gages et salaires versés dans les quatorze fabriques de tabac à chiquer, à fumer et à priser du Québec.6 Enfin, l’Empire Tobacco, version américaine, établit avec les marchands des contrats dont l’intention manifeste est de tuer la concurrence. Or cette dernière stratégie suscite une vigoureuse réaction de la part des entreprises canadiennes du tabac, qui exigent la tenue d’une commission royale d’enquête, laquelle livre ses conclusions en 1902. Toutefois, comme le souligne le commissaire McTavish, « les moyens employés n’enfreignent aucune loi statutaire ni ne sont contraires aux règles bien établies des lois qui régissent la concurrence commerciale ». L’entreprise américaine pourra donc agir en toute impunité.

  • L'Empire Tobacco fait construire un nouvel entrepôt dans la rue Cowie, à l'automne 1899. (©SHHY, fonds Ellis A. Savage, P20-S5-P25)

Après une décennie de propriété américaine, l’Empire Tobacco est rachetée, en 1908, par une compagnie britannique, l’Imperial Tobacco. Jusqu’en 1930, la division Empire de la compagnie anglaise continue de croître à une vitesse trois fois supérieure à celle de l’ensemble de l’industrie granbyenne.7 En 1959, le complexe industriel a une superficie totale de 350 000 pieds carrés et comprend deux immeubles-manufactures, un immeuble d’expédition, une usine génératrice, un atelier de menuiserie, un atelier de peinture et 13 entrepôts.

Des produits appréciés, des marques bien connues

Sur cette photo, prise dans la rue Principale de Granby, on aperçoit clairement la publicité de Forest and Stream, un mélange de tabac à pipe fabriqué par l’Empire Tobacco. L’emplacement de cette énorme publicité  – près de l’hôtel Windsor – n’est pas anodin, car les hôtels et leurs galeries sont des espaces où l’on achète et fume du tabac. (©SHHY, fonds Germain Fortin, P11-S2-D3-P5)

Pendant ses soixante-seize ans d’activité à Granby, l’Empire/Imperial fabrique tous les produits tabagiques populaires, à l’exception des cigarettes et du tabac à priser. Lorsque la fabrique ouvre ses portes, en 1896, c’est pour produire du tabac à pipe et à chiquer, qui demeurent les spécialités de l’Imperial Tobacco tout au long de son histoire. Boudé par l’industrie qui lui préfère le tabac de Virginie, le tabac canadien occupe une place de choix dans ces produits. La compagnie granbyenne s’enorgueillit d’ailleurs d’être la première à miser sur le tabac Burley, qui, jusqu’en 1920, est la seule variété canadienne cultivée pour l’industrie.8

Tabac à pipe et à chiquer : les marques produites à Granby

Pour le tabac à pipe : Empire, Ivy, Amber, Rainbow, Bamboo, Old Chum, Hudson, Pacific, Shamrock, Bond Street, Brahadi’s, Forest and Stream, House of Lords, Imperial Mixture, Old Virginia et Picobrac.

Pour le tabac à chiquer : Bobs, Black Watch, Cadillac, Currency, Dixie, Free Trade, Pay Roll, Something Good, Rosebud, Royal Oak, Snowshoe et Stag.

L’Imperial Tobacco fabrique également des cigares entre les années 1930 et 1950, dont les marques sont White Owl, Daily Double et Columbia. Comme c’est un secteur industriel qui tarde à se mécaniser, les cigares sont habituellement des produits onéreux, dont le prix unitaire peut excéder celui d’une palette de tabac à chiquer. Mais grâce à l’utilisation de machines-outils, l’Imperial arrive à réduire de beaucoup les coûts de production et peut proposer aux consommateurs des cigares à des prix abordables.

Une femme tient une boite de tabac Matinée.
Le tabac à rouler Matinée, présenté sur cette publicité de 1967, est l’un des nombreux mélanges préparés à Granby. (©SHHY, fonds Florand Laliberté, P62-S4-D274-P1)

Au cours des années 1960, l’Imperial Tobacco produit plusieurs mélanges de tabac à cigarettes : Vogue, Matinée, Embassy, Ogden’s, Old Chum, Players’s, Sweet Caporal. La fabrication de ces mélanges exprime  le souci de la compagnie de s’adapter à l’évolution des mœurs. Car la consommation de cigarettes, enclenchée durant l’entre-deux guerre et renforcée après la Deuxième Guerre mondiale, devient la norme chez les fumeurs. Or l’Imperial n’est pas en mesure de fabriquer des cigarettes dans son usine de Granby. D’abord, elle ne possède pas  de machines-outils permettant le roulage des cigarettes; ensuite, son complexe industriel de plusieurs étages est vieillissant et ne convient plus aux standards de l’industrie. De surcroît, un processus de rationalisation et de concentration est à l’œuvre dans l’industrie québécoise du tabac, faisant passer le nombre de fabriques de 51 à 15 entre 1945 et 1959.9 Tous ces facteurs finissent par sonner le glas de l’Imperial Tobacco. En 1972, la dernière usine de tabac en dehors de Montréal ferme définitivement ses portes. À ce moment, des 400 personnes que l’entreprise engageait encore en 1969, il n’en restait plus que 50.

Une main-d’œuvre nombreuse

À titre d’employeur important, l’Empire Tobacco influe sur l’évolution du tissu urbain de Granby et contribue à former le premier quartier ouvrier de la ville, borné par les rues Principale, Saint-Charles et Cowie. De 150 à l’inauguration de l’usine en 1896, la force ouvrière passe à 350 en 1906 et à 700 en 1930; l’activité commerciale et le secteur de la construction s’en trouvent stimulés.

La structure d’emploi de l’Empire Tobacco respecte les grandes tendances sociolinguistiques de l’époque. En 1912, environ 9 travailleurs sur 10 sont francophones, alors que les trois quarts des postes de contremaitre et tous les postes de bureau et de direction sont occupés par des anglophones. De plus, ce n’est qu’en 1953 qu’un Granbyen, E.A. Graham, occupe pour la première fois le poste de gérant de l’usine.

  • Employé[e]s au classage du tabac, vers 1920. (©SHHY, fonds Jean Wilcott, P145-P2)

Quant à la composition des travailleurs selon l’âge et le sexe, seules des estimations sont possibles. Chose certaine, au début du XXe siècle, la main d’œuvre est composée d’hommes, de femmes et de jeunes garçons et filles. Un plan d’assurance incendie de 1906 établit la présence de 180 femmes, sur un total de 350 employés. L’année suivante, une réclame de l’Empire Tobacco publiée dans le Journal de Waterloo offre de l’emploi à 100 femmes, filles et garçons. On estime que la moitié de la main-d’œuvre est alors composée d’hommes, les femmes et les adolescents complétant les effectifs dans une proportion variable. Lorsque le travail des jeunes personnes sera aboli, hommes et femmes se partageront à parts égales les postes ainsi rendus vacants. C’est d’ailleurs ce que montre une photographie d’employé(e)s, datant de 1939, où la parité entre les hommes et les femmes est évidente. Cette proportion se maintiendra jusqu’à la fermeture de l’usine, en 1972.

Une partie des employé[e]s de l’Imperial Tobacco, photographiée à l’été 1939. (©Société d’histoire de la Haute-Yamaska, collection Victor Royer)

  1. Incendie considérable. (1893, 28 août). La Minerve, p. 1. ↩︎
  2. Au Québec, la valeur de la production quadruple entre 1881 et 1901. Voir P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert. (1979). Histoire du Québec contemporain : de la Confédération à la crise (1867-1929), Les Éditions du Boréal Express, p. 143. ↩︎
  3. A Tobacco Factory Asking a very Large Bonus. (1895, 4 mars). Montreal Daily Herald, p. 6. ; À St-Jérôme. (1895, 29 mars). La Presse, p. D4. ↩︎
  4. Empire Tobacco. (1896, 28 février). Lettre à John A. Tomkins, secrétaire du conseil municipal de Granby. [Document textuel]. Fonds Municipalité de Granby, (V003-S1-SS3-P001). Société d’histoire de la Haute-Yamaska. Granby, Québec. ↩︎
  5. À propos des salaires versés, voir M. Gendron, J. Rochon et R. Racine. (2001). Histoire de Granby. Société d’histoire de la Haute-Yamaska, p. 104. Pour la comparaison de l’Empire Tobacco avec les fabriques canadiennes, voir le Canadian cigar and tobacco journal, vol 4, no 12, décembre 1899, p.477. ↩︎
  6. En 1901 au Québec, les quatorze usines de tabac à chiquer, à fumer et à priser versent 661 568$ en gages et en salaires, pour une moyenne de 47 254$. Ces données sont tirées du recensement de 1901. La masse salariale de l’Empire Tobacco pour l’année 1901 vient de M. Gendron et R. Racine. (1993). Histoire ouvrière et architecture populaire, Société d’histoire de la Haute-Yamaska, p. 8-9. ↩︎
  7. M. Gendron et R. Racine. (1993). Histoire ouvrière et architecture populaire, Société d’histoire de la Haute-Yamaska, p. 7. ↩︎
  8. Aimé Dorion. (1959). Les bâtisseurs de Granby. La Voix de l’Est, p. 104 ; P. W. Johnson. (2012). Tabac. Dans L’encyclopédie canadienne. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/tabac ↩︎
  9. P.-A. Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert, F. Ricard. (1986). Histoire du Québec contemporain : le Québec depuis 1930. Les Éditions du Boréal Express, p. 219. ↩︎