Granby 1939-1960, deux façons de construire une ville
Mario Gendron
Publié le 10 novembre 2023 | Mis à jour le 16 septembre 2024
Publié dans : Urbanisme
De 1939 à 1960, la population de Granby passe de 14 000 à 30 000 habitants, entraînant une vague sans précédent de construction résidentielle. Des milliers de maisons qui seront construites au cours de cette période, la paroisse Saint-Joseph, dans la partie nord de Granby, en mobilise un bon nombre. L’amalgame des projets domiciliaires privé et coopératif, de même que l’établissement d’importantes institutions et de quelques usines font de la paroisse Saint-Joseph un endroit emblématique du développement du Granby d’après-guerre.
Le territoire couvert par la paroisse Saint-Joseph, fondée en 1948, est pratiquement inoccupé au début de la Deuxième Guerre mondiale. Dans cette vaste zone où des artères aujourd’hui aussi familières que Bourget, Lafontaine, Cabana ou Leclerc ne sont pas encore tracées, l’essentiel du développement domiciliaire dépendra de l’initiative de quelques hommes d’affaires, regroupés dans diverses compagnies foncières, et sur celle de la coopérative d’habitation les Chantiers Saint-Joseph.
Au sein du groupe des hommes « dont l’habileté commerciale et le dynamisme exceptionnel ont joué un rôle prépondérant dans le développement de Granby », écrit Paul-O. Trépanier dans son livre Les 300 mois de Pierre-Horace Boivin, on distingue Georges Avery, Roméo Robert et Émile Isabelle; à ces noms, on doit ajouter celui du président fondateur des Chantiers Saint-Joseph, Laurio Racine. Dès 1939, les trois premiers mettent sur pied Granby Development, une société d’hommes d’affaires qui enclenche l’un des plus importants projets domiciliaires de l’histoire de Granby, nommé Ville moderne, mais parfois aussi Ville modèle ou Modern City. Cette entreprise prend appui sur un capital foncier de quelque 800 lots résidentiels, conséquence de la division d’une terre de 168 acres achetée de Mme Magloire Marc-Aurèle, située là où on trouve aujourd’hui le Centre hospitalier de Granby (hôpital Saint-Joseph) et les parcs Avery et Robert. Dans un quadrilatère formé par les rues Dufferin, Saint-Hubert, Saint-André et Bourget, le tracé de sept nouvelles rues, dont le boulevard Leclerc, permettra la mise en vente immédiate d’environ 200 lots. Cette zone résidentielle sera annexée à Granby dès 1940.
Quelques mois après la fin de la guerre 1939-1945, Avery et Robert ltée et Stanley Sweet entreprennent de mettre en valeur la ferme Fortin, qu’ils viennent d’acquérir, en prolongeant de quelque mille pieds (305 m) la rue Saint-André à l’est de Dufferin. Comme dans le cas de la Ville moderne qui lui est contiguë, cette partie du canton de Granby sera annexée à la ville aussitôt que son lotissement sera complété, en même temps qu’une vaste superficie, plus à l’ouest, où agiront bientôt les Chantiers Saint-Joseph.
La stratégie foncière mise en œuvre dans le secteur nord de la ville par Granby Development et Avery et Robert ltée n’est pas très différente de celle qui, dans les années 1860, avait permis au sénateur et magnat du chemin de fer A. B. Foster de relancer le développement de Waterloo. Ainsi, comme leur illustre prédécesseur, les investisseurs granbyens tenteront de favoriser la croissance de la Ville moderne en y construisant eux-mêmes plusieurs maisons et en y attirant des institutions — église, école, hôpital ou couvent — et des industries à proximité desquelles, souhaite-t-on, les familles voudront s’établir.
La sollicitation industrielle donne des résultats immédiats, comme le montre l’ouverture, en 1939 et 1941, de la Granby Togs, une manufacture de vêtements pour enfants, et de la Montrose Worsted Mills, une fabrique de tissu dont l’usine a été construite par deux entrepreneurs locaux, Alphonse et Jean-Baptiste Langlois; ces deux usines emploieront bientôt plus de 500 personnes. Située un peu en retrait de la Ville moderne, dans la rue York, la nouvelle usine de la Boulangerie Racine s’inscrit aussi sur la liste des principaux fournisseurs d’emploi de cette zone. En 1948, ce sont David Bouchard, Pat Delaney, Éphrem Racine, Herbert Fortin et les trois principaux actionnaires de Granby Development qui apportent leur contribution au développement industriel en offrant gratuitement plusieurs lots, près des rues York et Saint-Hubert, pour l’établissement d’usines. L’implantation subséquente, dans la paroisse Saint-Joseph, des entreprises Foster Springs, Steel Heddle, Newey Bros et quelques autres aura finalement pour résultat de doter Granby d’un deuxième pôle industriel, après celui de la zone riveraine de la rivière Yamaska.
Les entreprises Granby Development et Avery et Robert ltée favorisent aussi l’implantation d’institutions grâce à des dons de terrains. L’hôpital Saint-Joseph, inauguré en 1945, tout comme l’église Saint-Joseph et le couvent des Sœurs Auxiliatrices, construits au tournant des années 1950, vont bénéficier de la générosité des propriétaires fonciers. En 1944, le transfert à la municipalité par Georges Avery et Roméo Robert de deux érablières d’une superficie totale de 32 acres, destinées à devenir les deux premiers parcs du secteur nord de la ville, s’inscrit dans la même logique de développement. Les donateurs, qui se réservent le privilège « d’entailler les érables à leur profit », disent vouloir ainsi contribuer à faire de Granby une ville « modèle par ses parcs et le souci du bien-être social de sa population ».
Ciblant des objectifs plus modestes que ceux que poursuivent Granby Development et Avery et Robert ltée, la coopérative les Chantiers Saint-Joseph s’occupe de développement domiciliaire depuis la fondation de la paroisse du même nom, en 1948. Laurio Racine, qui en est le président fondateur, a été l’un des plus efficaces propagandistes du mouvement coopératif d’habitation de Granby, aidant à le définir et à l’organiser sur des bases solides. En ce sens, il n’est pas étranger au fait que les Chantiers aient été la plus féconde des trois coopératives d’habitation établies dans la ville.
L’engagement de Laurio Racine dans le mouvement coopératif s’inscrit dans la foulée d’un courant de pensée national et religieux dont Henri Bourassa et le chanoine Lionel Groulx sont les principales figures de proue. Habité par un fort sentiment nationaliste, comme le montrent ses quinze années à la présidence du cercle Saint-Romuald de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC), un regroupement très actif au cours des années 1920 et 1930, Laurio Racine cherche manifestement à aider ses compatriotes à obtenir leur juste part de la richesse collective. « À quoi bon dire aux ouvriers qu’ils vivent dans un pays très riche s’ils ne peuvent un jour avoir leur maison ? », interroge-t-il sans ambages dans une causerie donnée à la Tribune sociale, en février 1952. Comme celle de beaucoup de ses contemporains, l’action de Laurio Racine est aussi motivée par les valeurs toutes chrétiennes de compassion et d’entraide envers les plus démunis de la société. En 1949, dans un texte qui traite des premiers pas des Chantiers Saint-Joseph, l’homme se réjouit que la coopérative soit composée de « sans-le-sou », ce qui rend d’autant plus admirable à ses yeux le bilan de sa première année d’existence, avec « vingt familles qui ont un chez eux bien à elles ».
La méthode coopérative
L’adoption, en 1948, de la loi pour améliorer les conditions d’habitation autorise l’Office du crédit agricole à payer 3 % de l’intérêt de l’argent emprunté à 5 % par des particuliers ou des coopératives sur une période de 20 ans. Ces dispositions financières permettent d’économiser environ 1 800 $ sur le prix d’une maison évaluée à 5 000 $; la formule coopérative, grâce aux achats en groupe, au travail en série et à l’obligation pour tous les membres d’effectuer 15 heures de travail bénévole par semaine pendant un an, ajoute quelques centaines de dollars d’économies supplémentaires. En pratique, les coopératives engagent des entrepreneurs pour les gros travaux (plomberie, électricité, charpente, plâtrage), alors que les coopérateurs posent bénévolement le lambris, le papier-feutre, l’isolant et exécutent divers travaux de finition. Les coopératives trouvent leur financement auprès des trois caisses populaires de Granby, de la Société des artisans, de la Caisse nationale de fiducie et de l’Alliance nationale.
M. Gendron, J. Rochon et R. Racine. (2001). Histoire de Granby. Société d’histoire de la Haute-Yamaska, p. 278-279.
Laurio Racine est amené à s’impliquer dans le mouvement d’accès à la propriété à la suite de l’initiative des employés de la Boulangerie Racine, dont il est l’un des administrateurs, qui, en 1944, se regroupent sous le nom de Société des immeubles Racine et acquièrent la ferme Runnells, aux limites nord-ouest de la ville, qu’ils divisent aussitôt en une centaine de lots pour fins de construction domiciliaire. Bien décidé à venir en aide à ces travailleurs, mais convaincu de la supériorité de la méthode coopérative dans ce genre d’opération, Laurio Racine jette toutes ses énergies dans l’entreprise. Il juge toutefois nécessaire, au préalable, de parfaire ses connaissances du coopératisme en suivant quelques cours par correspondance de l’université d’Ottawa et en visitant plusieurs coopératives d’habitation du Québec. Or, les objectifs que poursuivent ces dernières ne correspondent pas à sa principale attente : venir en aide aux travailleurs de conditions modestes. L’exemple idéal finalement trouvé dans la Coopérative Sainte-Marguerite de Trois-Rivières, la fondation de la Société coopérative d’habitation les Chantiers Saint-Joseph Inc., en septembre 1948, n’était plus qu’une formalité. L’année suivante, la rue Roy accueillait les 19 premières maisons coopératives de la paroisse Saint-Joseph.
L’action des Chantiers Saint-Joseph s’est surtout exercée dans les rues Roy, Saint-Viateur, Reynolds et Papineau, entre le boulevard Leclerc et la rue Lafontaine. De 1949 à 1961, 165 maisons coopératives seront construites dans ces rues, formant un quartier entièrement occupé par les coopérateurs; la rue Saint-Viateur accueillera le plus grand nombre de ces maisons, soit 53, incluant les huit premiers bungalows de Granby, bâtis en 1951. Si on ajoute les 50 constructions extra paroissiales que les Chantiers Saint-Joseph réalisent entre 1962 et 1964 dans les rues Saint-Jean-Baptiste et Saint-Vallier, dans la paroisse Saint-Eugène, et dans les rues Bérard et Foch, dans la paroisse Saint-Luc, c’est à plus de 200 familles de Granby que la coopérative d’habitation aura donné un toit.
Au début des années 1960, le cadre urbain de la paroisse Saint-Joseph est presque complété. Son élaboration a reposé sur deux réalités différentes, traduisant chacune une manière d’habiter l’espace et de construire. Dans l’est de la paroisse, tel que les développeurs de la Ville moderne l’avaient voulu en 1946, les constructions domiciliaires devaient répondre à certains critères de qualité et d’esthétisme; ces contraintes expliquent qu’on y trouvait plusieurs maisons de deux étages en brique ou en stucco, unifamiliales dans la plupart des cas, mais parfois de deux logements, de couleurs et de modèles variés, et ce, même dans le cas où elles avaient été construites en série. Dans l’ouest de la paroisse, au contraire, où les Chantiers Saint-Joseph avaient dirigé la construction résidentielle, ce sont les maisons unifamiliales de petite dimension, en bois, qui dominaient le paysage. La modification du règlement de construction en faveur des bungalows, en 1951, en favorisant l’uniformité des styles, accentuera davantage les contrastes entre les deux secteurs. Mais quoi qu’il en soit de ces différences, le développement de la paroisse Saint-Joseph aura permis de concrétiser le rêve improbable de beaucoup de ménages de posséder leur propre maison, comme en fait foi, au milieu des années 1950, la proportion de 75 % de propriétaires qu’affiche la paroisse, comparativement à la moitié dans l’ensemble de Granby.