Des nouvelles du sarcophage romain
Cecilia Capocchi
Publié le 13 novembre 2018 | Mis à jour le 12 juin 2024
Publié dans : Culture, Patrimoine
Objet rare et précieux datant du IIe siècle de notre ère, le sarcophage romain n’a pas fini de nous livrer ses secrets. Ainsi, des recherches récentes ont permis non seulement d’identifier les armoiries de la famille De Caprona, qu’on trouve en dessous du sarcophage, mais aussi de prendre contact avec Guy De Caprona, dont un des ancêtres aurait été inhumé au XIVe siècle dans ce tombeau de marbre. Par ailleurs, des échanges entre notre directrice adjointe, Cecilia Capocchi, et des professeurs de l’université de Pise ont conduit cette dernière à mieux comprendre l’histoire fascinante de cette pièce d’antiquité, dont on ne trouve qu’une quinzaine d’exemplaires dans le monde et aucune de cette facture au Québec. Entre autres choses, il est désormais possible d’identifier la plupart des personnages qui apparaissent du côté chrétien de l’œuvre
Mario Gendron
Depuis son installation dans le hall d’entrée de la bibliothèque municipale de Granby, le sarcophage romain ne cesse d’attirer les regards de tous ceux qui fréquentent ce lieu de savoir. Ce nouvel emplacement permet non seulement d’admirer cette imposante pièce de marbre et ses magnifiques bas-reliefs, mais il révèle aussi un élément dont l’existence, sans être inconnue, n’avait pas été encore dévoilée au grand public. Cette « découverte » a permis d’ouvrir de nouveaux horizons de recherche et d’avancer de nouvelles hypothèses sur le passé du tombeau.
Rappelons que le sarcophage a été fabriqué en Italie au milieu du IIe siècle de notre ère et que, depuis, il a connu différents occupants, propriétaires et emplois. Ainsi, au fil du temps, il voit son emplacement changer et son état physique évoluer, selon les usages qu’on lui assigne : cercueil, objet de collection ou fontaine. Initialement doté d’un couvercle, perdu depuis lors, et orné de bas-reliefs sur sa face antérieure, le sarcophage subit une première modification au IVe siècle lorsqu’il est récupéré, c’est-à-dire lorsqu’on y installe une nouvelle dépouille mortelle; à cette occasion, on efface et remplace uniquement l’inscription funéraire de la tabula ansata, l’espace réservé au nom du propriétaire. Au XIVe siècle, en revanche, le sarcophage est modifié de manière significative par l’ajout des sculptures sur le côté postérieur, jusque-là intact. À l’époque moderne, le sarcophage perd sa vocation funéraire et ce sont alors ses valeurs artistique et historique qui suscitent l’intérêt des collectionneurs d’objets d’art. Ainsi, au milieu du XIXe siècle, le tombeau est acquis par un riche aristocrate anglais, John Temple Leader, et transporté au château de Vincigliata, à quelques kilomètres de la ville de Florence; puis, au cours de la première moitié du XXe siècle, on le retrouve dans la collection privée du baron Aberto Fassini, conservée à Nettuno, près de Rome. Finalement, en 1953, l’œuvre est offerte par l’Union chrétienne des entrepreneurs italiens au maire de Granby, Horace Boivin. De passage à Rome, ce dernier aurait obtenu la pièce d’antiquité dans le but de l’utiliser comme fontaine dans un des parcs de sa ville. Après être demeuré environ mille huit cents ans en Italie, le tombeau quittait donc son pays d’origine pour Granby.
Une fois rendu dans sa ville d’adoption, le sarcophage romain est transformé en fontaine et installé au parc Pelletier. Mais cette nouvelle récupération a des effets néfastes sur le marbre: exposé aux intempéries et à l’érosion générée par la circulation de l’eau, il se détériore graduellement. En 2003, l’alarmant état de dégradation de l’œuvre convainc la Ville de la retirer du parc. Elle est alors nettoyée, stabilisée et remisée au garage municipal, dans l’attente de lui trouver un lieu d’exposition adéquat. C’est dans le cadre du réaménagement de la bibliothèque municipale, en 2016, que le sarcophage romain peut être redécouvert par le public.
La pièce d’antiquité à peine installée à la bibliothèque, un résident de Suède, Guy De Caprona, prend contact avec le personnel de la SHHY pour l’aviser que les armoiries de ses ancêtres seraient gravées sur le précieux objet, une information qu’il ignorait jusqu’à la lecture du texte De Rome à Granby, l’histoire épique d’un sarcophage, publié sur le site internet de la Société d’histoire. L’homme nous demande alors de lui transmettre une photographie des armoiries, ce que la directrice générale de la SHHY, Johanne Rochon, et moi-même nous empressons de faire. Peu visible au premier coup d’œil, car sculpté sous le fond de la caisse, le blason de cette puissante famille de Pise se révèle après un examen attentif du tombeau. Une fois les images transmises à notre lecteur d’outremer, une nouvelle phase de recherche sur l’histoire du sarcophage romain s’enclenche.
Les photographies confirmant que les armoiries sculptées sur le sarcophage de Granby sont effectivement celles de sa famille, Guy De Caprona communique cette trouvaille au laboratoire d’études sur le Moyen Âge de l’Université de Pise. Là, une équipe de spécialistes formée des professeures Gabriella Garzella, Maria Luisa Ceccarelli et Giovanna Tedeschi, en collaboration avec Guy De Caprona, décide d’approfondir les recherches sur le tombeau. Les premières constatations formulées par cette équipe permettent d’écarter l’ancienne hypothèse selon laquelle le sarcophage aurait servi d’autel au Moyen Âge. Selon le professeur Giovanna Tedeschi, la pièce de marbre aurait plutôt conservé sa fonction funéraire originale, mais cette fois pour un membre de la famille Da Caprona, comme le suggèrent les armoiries sculptées sous le fond.
À l’époque chrétienne, la récupération aux fins de sépulture des sarcophages païens était une pratique prisée par les familles les plus en vue, comme c’était le cas dans l’Antiquité. Aussi, qu’un membre de la famille Da Caprona qui, encore au début du XIVe siècle, jouait un rôle important dans la vie économique et politique de la société pisane, ait voulu se distinguer avec une sépulture digne des familles influentes de l’époque est une hypothèse très plausible. En toute logique, c’est la famille Da Caprona qui aurait fait sculpter des thèmes sacrés sur le côté postérieur du sarcophage, encore lisse au moment de l’appropriation, et ce, afin de le conformer davantage à une sépulture chrétienne.
Les figures ajoutées au sarcophage lors de sa rénovation représenteraient le Christ mort, placé au centre du panneau, et la Vierge et saint Jean en deuil entourant le défunt; à la droite de la Vierge, on observe un saint militaire avec une croix et une épée (peut-être saint Maurice) et Marie Madeleine munie d’une petite boîte; à la gauche de saint Jean, saint Barthélemy tient le couteau avec lequel il a été égorgé et l’archange Raphaël porte un rameau et un vase.
Lors de la reprise du sarcophage par la famille Da Caprona, ce dernier aurait également été surélevé et encastré, une pratique employée dans d’autres monuments funéraires de l’époque. Des marques de ciseaux visibles dans les bas-reliefs du côté païen laissent en effet penser que le tombeau a été volontairement aplani afin de l’enchâsser dans un mur. Des supports fixés au mur ou au sol devaient soutenir la caisse à une hauteur suffisante pour permettre de voir les armoiries sculptées sous le fond.
La représentation des armoiries de la famille Da Caprona, cependant, reste énigmatique. Différente de la version pisane par la présence de deux tours plutôt qu’une, elle correspondrait, aux dires de Guy De Caprona, à la branche sicilienne de la famille, formée par ceux qui émigrèrent à Palerme après la prise de Pise par Florence, en 1406. Or la présence de cette version des armoiries à l’extérieur de la Sicile dans la première moitié du XIVe siècle, avant même l’exil sicilien de la famille, s’explique difficilement.
Mais pour quel membre de la famille Da Caprona le sarcophage a-t-il été récupéré? Il s’agirait de Bacciameo Da Caprona, décédé en 1339 et inhumé dans le cloître de l’église Saint-François de Pise. Toutefois, les documents d’archives qui attestent sa sépulture n’indiquent pas si cette dernière est en sarcophage. L’inventaire de l’église, compilé en 1861, pourrait peut-être fournir plus d’informations à ce sujet, mais il est inaccessible pour le moment, en raison des travaux de restructuration du bâtiment. La date de désacralisation de l’église, par contre, en 1863, correspondrait à l’acquisition du sarcophage par John Temple Leader, un document de 1875 attestant que le précieux objet est bel et bien en la possession du collectionneur anglais.
Tel est, à l’heure actuelle, l’état des nouvelles recherches. Est-ce pour Bacciameo Da Caprona que le côté médiéval du sarcophage a été sculpté au XIVe siècle? Est-ce vraiment dans le cloître de l’église Saint-François de Pise que le tombeau était placé? Est-il possible que la variante des armoiries à deux tours ait été utilisée par les Da Caprona avant le XVe siècle? Pourquoi les saints vénérés à Pise ne se retrouvent-ils pas parmi les figures chrétiennes sculptées au XIVe siècle? Quelles sont l’origine et la signification des croix sculptées sur les deux côtés courts du sarcophage? Voilà autant de questions qui demeurent l’objet des recherches de l’équipe de l’université de Pise et de Guy De Caprona.
Mais si nous sommes encore loin de connaitre tous les secrets de cette œuvre qui remonte à l’Antiquité, la population de Granby peut être certaine d’avoir entre les mains un objet d’une valeur inestimable. Car en plus d’être très ancien, ce sarcophage romain est aussi très rare. S’il est possible d’en observer dans quelques musées à travers le monde, il est difficile d’en faire autant au Québec, où les sarcophages conservés sont très peu nombreux. Selon le professeur Beaudoin Caron, de l’Université de Montréal, seulement deux autres sarcophages romains sont connus dans tout le Québec. Le premier, en plomb et datant du IIIe siècle de notre ère, est exposé au Musée des beaux-arts de Montréal; le deuxième, en pierre et datant du IIe siècle de notre ère, est conservé à l’Université Concordia.1 Cependant, parmi tous les sarcophages romains conservés dans le monde, celui de Granby se démarque en raison de son iconographie païenne de tritons et néréides. En effet, selon les spécialistes de la question, seulement une quinzaine d’exemplaires de sarcophages de ce type auraient été préservés jusqu’à aujourd’hui.
Ainsi, nous ne pouvons que nous réjouir des efforts faits par l’administration municipale du maire Bonin pour protéger cet objet unique et précieux et souhaiter que les nouvelles recherches en provenance de son pays d’origine le fassent connaître et apprécier davantage par le grand public.
- Ce dernier possède un couvercle taillé à partir d’un segment d’un sarcophage datant du IVe siècle ↩︎