Gabrielle Roy et Granby
Gabrielle Roy est sans contredit une des auteures les plus célèbres et les plus talentueuses du Canada français. En 1945, l’année de la publication de Bonheur d’occasion, le roman qui allait asseoir sa renommée, l’écrivaine est toujours à l’emploi du Bulletin des agriculteurs où, depuis 1940, elle peaufine son talent en réalisant des reportages sur…
Mario Gendron
Publié le 30 août 2011 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Culture
Gabrielle Roy est sans contredit une des auteures les plus célèbres et les plus talentueuses du Canada français. En 1945, l’année de la publication de Bonheur d’occasion, le roman qui allait asseoir sa renommée, l’écrivaine est toujours à l’emploi du Bulletin des agriculteurs où, depuis 1940, elle peaufine son talent en réalisant des reportages sur différentes régions du Québec. C’est aussi en 1945 que le Bulletin fait paraître un texte de Gabrielle Roy sur Granby, un des derniers de cette série. Forte de l’expérience acquise pendant cette grande tournée d’observation de cinq années à travers la province, l’écrivaine offre dans ce reportage un portrait saisissant de la vie économique et sociale granbyenne. La description qu’elle fait de l’animation qui s’empare de la rue Principale les soirs de paye est digne d’une anthologie, comme l’est aussi le portrait contrasté qu’elle brosse de Granby, ville à la fois dynamique et progressive, mais encore près de ses racines rurales. Gabrielle Roy montre ici les éclats de son talent, tout en rendant à la Princesse des Cantons-de-l’Est un honneur exceptionnel. Malgré quelques erreurs factuelles, voilà un texte qui mérite d’être lu avec une attention particulière.
« Les produits de Granby, dit-on, connaissent toutes les routes du monde… (ils connaissaient déjà avant la guerre le chemin du Groenland, de l’Afrique du Sud, de l’Égypte, et ont appris depuis celui de l’Australie, de la Russie, jusqu’à Vladivostok) mais peu de routes conduisent commodément à Granby.
Cette petite ville des Cantons de l’Est qui se trouve être la plus industrialisée de la province, une des plus vivantes à coup sûr, est assez mal desservie par ses moyens de transport. A quarante-cinq milles seulement de Montréal, elle s’y trouve reliée, pour service de voyageurs, par le tortillard des Southern Counties Railway, muni d’à peu près aucune commodité pour le trajet, bien qu’il le fasse en tanguant et roulant et à grands renforts de son sifflet aigu comme un gros train pressé.
Granby qui se glorifie encore d’être la ville la plus riche de la province — et, chose curieuse, elle l’est — ne possède aucun service d’autobus urbain et, tout ce temps, elle s’éparpille pourtant en longueur et à tel point qu’une industrie nouvellement établie aux confins de la ville a dû, pour s’assurer des employés, organiser elle-même le transport en commun de ses ouvriers.
Mais une fois qu’on est à Granby, on ne peut faire autrement que de s’en réjouir. C’est la ville la plus amusante, la plus vitale que l’on puisse trouver. Drummondville avec ses importantes filatures, ses énormes carrés d’usine, laisse parfois douter qu’elle soit un centre ouvrier tant la classe aisée qui lui donne le ton apporte de soin à paraître réservée, élégante, et tant les petites fileuses elles-mêmes mettent de bonne volonté à suivre cet exemple. Granby, au contraire, semble adopter une allure volontairement relâchée et gamine. Cette petite ville d’environ 16 000 habitants éclate de malice, de farces et de bagout ouvriers. Rien de plus animé, de plus grouillant que sa rue Principale les soirs de paye, quand y déambulent les filles des fabriques, les garçons des manufactures aux souliers bien cirés, aux cheveux aplatis, mais la chemise sur le pantalon, gouailleurs, marchant en rangs pressés jusqu’aux cinémas où ils échangent des répliques d’un bout à l’autre de la salle et continuent si bellement leur tapage qu’il est bien impossible de se laisser absorber par les figures de l’écran.
La rue Principale de Granby, c’est déjà, le samedi soir, une image assez ressemblante de quelque quartier houleux de Montréal; c’est véritablement une espèce de foire où les cafés aux noms exotiques, l’Hawaï, le Tropicana, baillent des airs discordants aux jeunes dandys qui passent par là, les reins cambrés, le bras arrondi au coude de leur compagne et pommadés à souhait. Cependant, Granby n’a pas entièrement perdu sa couleur de campagne. Le dimanche, la ville est aux buggies ramenant de la messe des familles juchées sur le siège, les femmes retenant leur chapeau que le galop frisquet de la jument menace de faire envoler et, dans l’après-midi, aux gamins qui la parcourent à cheval, et encore à la visite des cousins, de toute la parenté de la campagne venue par delà la petite Yamaska.
Et puis, le lundi matin, très sagement, de bon coeur, souvent à pied, Granby reprend la route vers ses manufactures de caoutchouc, de vêtements, de brosses, de gomme à mâcher, situées aux quatre points cardinaux, au nombre d’une quarantaine et dont elle n’est point encore satisfaite puisqu’elle est en pourparlers pour en attirer au moins cinq ou six autres dans un avenir rapproché. En effet, la grande passion de Granby c’est d’avoir une nouvelle industrie à tout moment, comme d’autres villes se paient un trottoir neuf ou un aqueduc. Depuis quelque temps, les entreprises particulières s’implantent à Granby au rythme d’une ou deux par année, mais ce n’est pas encore assez pour l’ambitieuse petite ville. Elle en veut encore, elle en veut toujours plus. On la dirait engagée dans une course au championnat et occupée à battre son propre record.
Certaines villes ont des musées de souvenirs, d’art; Granby possède, aménagée dans son joli hôtel de ville, une manière de musée qui célèbre la qualité et la quantité des articles qu’elle produit. On peut y voir, comme à l’étalage d’un beau bazar, des édredons de fine laine, des peignes, des articles de toilette en bakélite, des brosses, des bas de soie, cent échantillons de produits élastiques.
La salle d’exposition industrielle de l’hôtel de ville de Granby. (Le Bulletin municipal Granby, ca 1950)
À quelques-uns de ces produits, la petite ville a donné son nom qui court maintenant le monde, associé au tissu élastique, à la gomme à mâcher. Pour plus d’effet, elle l’a modifié parfois en « Grand-B ». Sous cette marque de commerce engageante, elle fabrique d’ailleurs de la gomme à mâcher à l’usage du monde entier : La World Wide Gum. La réclame ajoute : « La gomme qui rend Granby fameuse. » Encore que ce soit plutôt dans les corsets que Granby ait fait son nom.
La Granby Elastic Webb, avant la guerre vendait déjà du tissu élastique dans soixante-huit pays du monde, y compris des endroits comme la Jamaïque, le Cuba, l’Amérique Centrale, l’Honduras, l’Égypte. La dernière exportation des temps de paix, destinée au Danemark, fut coulée en 1939.
Depuis le début de la guerre, cette compagnie livre tous les six mois d’importantes commandes de matériel de baudriers en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Angleterre. Elle dirigeait, il y a deux ans, vers Vladivostok, par voie de Philadelphie, du matériel pour courroies de parachutes destiné à la marine russe. Par la Granby Elastic Webb, le nom de cette petite ville canadienne a pénétré en Russie, un peu partout sur le continent, aux Indes Occidentales, et en des terres brumeuses comme Terre-Neuve, le Groenland. Et le mérite en revient à une entreprise qui, encore une fois, sous des apparences américaines, est entièrement canadienne-française. Granby, comme Warwick, en définitive, doit son élan initial dans les affaires à une famille canadienne-française, la famille Boivin. Monsieur Ernest Boivin fonda la fabrique de tissu élastique que son fils, Monsieur Horace Boivin dirige maintenant, suivant aussi dans le domaine public l’exemple de son père qui fut maire de Granby pendant dix-huit ans. En fait, Granby pendant près d’une quarantaine d’années a eu un Boivin comme maire.
Les petites gens de la ville continuent cette tradition, en marquent grand contentement et ne se gênent pas pour déclarer : « Granby, ce sont les Boivin qui l’on faite. » D’esprit pratique, de mémoire fidèle, la petite ville témoigne une véritable admiration à cette famille qui résume ses ambitions, son ingéniosité dans les affaires. Dans le succès du père et du fils, elle aime se regarder, comme dans sa propre réflexion.
A sa fière joie de posséder de si belles industries, s’ajoute un esprit civique très développé. Granby marche, faute d’autobus, mais du moins la ville a de jolies rues, bien ombragées pour la promenade et de beaux parcs magnifiquement entretenus. Une propreté méticuleuse achève de lui donner un air agréable. Quoique bâtie dans la plaine, elle a des aperçus charmants sur les monts d’Abbotsford, sur le pays des vergers, cependant qu’aux bords de sa Yamaska, petite rivière lente, elle revête un aspect presque pastoral. Elle s’intitule elle même : cité progressive. C’est là le titre auquel elle tient le plus et, pour justifier sa réputation, d’autres manières que dans le commerce, se donne ni plus ni moins que trois journaux hebdomadaires. Mais c’est aussi une petite ville heureuse, et à plus d’un titre…
Nous avons un très curieux standard par quoi mesurer dans notre province la fortune des villes. C’est à la dette qu’elles portent qu’on les estime riche ou de précaire situation financière. Selon ce genre d’évaluation, Granby, la ville du tissu de corset et de la gomme à mâcher, se révèle la plus opulente de la province. Elle a le moins de dettes. En fait, une dette si petite, si minime, qu’elle semble l’image même de la richesse. Une dette même ridicule comparée aux obligations qui pèsent sur les grands centres où pourtant on se croit bien le droit de vivre. D’après les derniers relevés statistiques, Granby avec une population qui était alors de 14 000 âmes n’était endettée que de $5 995 500 soit une bagatelle de $42,59 sur les épaules de chaque citoyen. Joliette qui vient tout de suite après dans l’ordre de la richesse porte une dette de $121,80 par personne et Saint-Hyacinthe, en troisième lieu, $134,81. Les grandes villes sont loin en arrière de Granby. Il n’y a plus de comparaison possible. Heureusement, la petite ville peut bien marcher, et allègrement encore, puisque c’est sous le fardeau le plus mince, le plus léger qu’on puisse porter dans notre temps. »1