Granby et son patrimoine bâti-partie 1

L’un des plus vieux édifices de l’Imperial Tobacco construit en 1896, situé rue Cowie. Fermé en 1971, le nouveau propriétaire offre ses locaux en locations à diverses entreprises, artisans et artistes.
L’un des plus vieux édifices de l’Imperial Tobacco construit en 1896, situé rue Cowie. Fermé en 1971, le nouveau propriétaire offre ses locaux en locations à diverses entreprises, artisans et artistes.

Mario Gendron

Publié le 5 février 2020 | Mis à jour le  11 septembre 2024

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Comme son histoire, le patrimoine bâti de Granby est relativement récent; il ne mérite pas moins qu’on s’y attarde. Le texte que nous vous présentons aujourd’hui est le premier d’une série qui met en relation les formes architecturales et les courants historiques. D’abord axé sur l’industrie et ses diverses caractéristiques, cet envoi sera ensuite suivi par d’autres qui traiteront du patrimoine commercial, religieux, scolaire et résidentiel.

Introduction

Ce texte poursuit l’objectif de mieux faire connaître le patrimoine bâti de Granby, grâce à une approche qui catégorise les bâtiments patrimoniaux selon leur usage au cours des ans. Il s’agit, en quelque sorte, de mettre en lumière le rôle et la fonction que jouent les bâtiments dans les paysages urbains et ruraux et de montrer comment les formes architecturales sont historiquement déterminées. De façon générale, on remarque un rapport étroit entre les types architecturaux et la nature et l’importance des fonctions industrielles, commerciales et institutionnelles assumées par les villes. Ainsi, Granby, cité industrielle, se distingue-t-elle par son architecture de Saint-Hyacinthe et de Saint-Jean-sur-Richelieu, deux villes diocésaines aux fonctions institutionnelles beaucoup plus développées. 

Le territoire habité de Granby est composé de deux grandes catégories de bâtiments patrimoniaux : la première, de loin la plus importante, concerne les bâtiments résidentiels; la deuxième regroupe les bâtiments spécialisés à fonctions diverses (industrielle, commerciale, institutionnelle, religieuse et culturelle).  Les bâtiments résidentiels sont particulièrement sensibles aux clivages socio-économiques, riches et pauvres, patrons et travailleurs, professionnels et journaliers se différenciant par leur type d’habitation et le quartier où ils résident. Bien qu’ils soient moins nombreux que les bâtiments résidentiels, les bâtiments spécialisés ont un impact important sur le paysage, en raison de leur usage, de leur gabarit imposant et de leur architecture souvent plus élaborée.

Granby, enfin, se distingue par le caractère biethnique et multiconfessionnel de son architecture patrimoniale, un particularisme qui rend compte de la cohabitation séculaire des deux grands groupes linguistiques, les francophones et les anglophones. Si l’architecture de certains bâtiments, comme les manufactures et les commerces, semble peu soumise aux influences de cette dualité culturelle, d’autres constructions, comme les églises et les résidences, y sont particulièrement sensibles.

Pour les fins de cette analyse, nous regroupons le patrimoine architectural de Granby en six catégories :

  1. Architecture industrielle;
  2. Architecture commerciale;
  3. Architecture scolaire et institutionnelle (écoles, hôpital);
  4. Architecture religieuse (églises, presbytères, couvent);
  5. Architecture des fonctions culturelle et récréative;
  6. Architecture résidentielle.

L’architecture industrielle

Au cours du XXe siècle, Granby s’est démarquée comme la ville la plus manufacturière du Québec, c’est-à-dire celle où la proportion relative des travailleurs du secteur de la transformation était la plus importante. Même si les bâtiments industriels résistent mal à l’épreuve du temps, en raison surtout de leur rôle exclusivement utilitaire, le patrimoine industriel de Granby, sans être abondant, suffit à témoigner des deux grandes phases du développement manufacturier de la ville, auxquelles correspondent deux façons de produire et deux types architecturaux distincts.

Les grandes usines de Granby en 1931. La Miner Rubber (3) occupe la rive gauche de la rivière, l’Imperial Tobacco (2) la rive droite. À gauche de la photo, dans la partie supérieure, on aperçoit l’Esmond Mill, anciennement la Granby Rubber (1). (Société d’histoire de la Haute-Yamaska, fonds Horace Boivin, P55-S9-D4-P1, photo: Canadian Airways Ltd, Montréal)

Caractérisée par la grande manufacture, la première phase du développement industriel de Granby s’enclenche au cours des années 1880 et perdure jusqu’au début de la crise économique de 1929. À la fin de cette période, la Miner Rubber, l’Imperial Tobacco et l’Elastic Web, respectivement engagées dans les secteurs du caoutchouc, du tabac et du textile, emploient 2 500 des 3 000 travailleurs d’usine de la ville. Si elles diffèrent par la nature de leur production, ces grandes entreprises manufacturières, auxquelles il faut ajouter la Granby Rubber, très active entre 1885 et 1920, partagent certaines caractéristiques économiques et architecturales :

  1. elles emploient un grand nombre de travailleurs, leur production est massive et leur marché est principalement canadien;
  2. ce sont des édifices en brique à toit plat de grande dimension, qui possèdent plusieurs étages et dont la fenestration est abondante.
En 1931, l’Esmond Mills, du Rhodes Island, un des plus importants producteurs mondiaux de couvertures en coton et de tissus pour robes de chambre et de bains, s’établit dans l’usine inoccupée de la Granby Rubber. Au cours des ans, l’entreprise américaine agrandit considérablement ses installations. L’Esmond Mills fermera ses portes en 1989. Désormais connu sous le nom d’ Usine 231, l’édifice regroupe plusieurs entreprises. (Coll. Société d’histoire de la Haute-Yamaska, photo: Johanne Rochon

Si la Miner Rubber et l’Elastic Web sont disparues du paysage granbyen, les édifices de l’Imperial Tobacco et de la Granby Rubber permettent d’aborder plus en détails le rapport entre le patrimoine architectural et l’histoire industrielle. Situés à proximité l’un de l’autre, les deux complexes industriels forment un ensemble architectural du plus grand intérêt.

Les installations de la Granby Rubber constituent l’archétype de la façon de produire des grandes entreprises manufacturières des années 1880-1930. Fondée en 1882 par S.H.C. Miner, la Granby Rubber, dont la production se limite à la fabrication de couvre-chaussures, de bottes et d’imperméables en caoutchouc, est la première grande entreprise de l’histoire de Granby. Le complexe industriel, qu’on aperçoit aujourd’hui à l’angle des rues Saint-Charles et Cowie, s’est formé progressivement à partir d’un groupe de trois bâtiments construit à proximité de la rivière Yamaska, une localisation qui permettait d’utiliser le pouvoir hydraulique en complément de celui de la vapeur. Sur une carte détaillée datant de 1899, les installations de la Granby Rubber consistent en un grand corps de bâtiment de trois étages, auquel se greffent d’autres édifices de moindre dimension, reliés à l’édifice principal par des passages situés au niveau du deuxième étage.

Les installations de la Granby Rubber, en 1899. (Chas. E. Goad, C.E. Granby, Québec, Montréal et Toronto, 1899)

Selon les indications de la compagnie, cet ensemble industriel est formé de sept bâtiments distincts. Les différentes étapes de la production se déroulent généralement sur un même étage et une bonne part du travail s’effectue manuellement, l’industrie des produits finis en caoutchouc se mécanisant surtout après 1930. Les 450 travailleurs de l’usine se répartissent en plusieurs ateliers, certains se consacrant à la coupe du caoutchouc et à la fabrication des formes, d’autres aux opérations de vernissage et de séchage, d’autres encore à la production et à l’expédition. Ce dernier atelier dispose de sa propre manufacture de boîtes, reliée à l’usine principale par une courte voie ferrée. De nombreux ascenseurs et escaliers permettent l’acheminement des produits d’un atelier à l’autre jusqu’à leur aire d’expédition. À quelques détails près, ce type de production et ce modèle de construction industrielle s’appliquent à l’usine de l’Imperial Tobacco, dont la construction débute en 1895. En bref, cette production à haut rendement de main-d’œuvre est le reflet d’une économie dont les marchés sont protégés, la main-d’œuvre peu coûteuse et, en corollaire des deux premiers éléments, le développement technologique rudimentaire. Ce type de production s’inscrit dans des formes architecturales caractéristiques, dont l’Imperial Tobacco et la Granby Rubber/Esmond Mill restent les témoins.

La deuxième phase de l’histoire industrielle de Granby s’enclenche avec la crise de 1929 et s’accélère après la Deuxième Guerre mondiale. Elle se caractérise par :

  1. l’augmentation du nombre des entreprises industrielles — plus de 50 nouvelles compagnies s’établissent à Granby entre 1939 et 1963;
  2. la diminution de la taille des industries et, conséquemment, celle de leur main-d’œuvre;
  3. la diversification industrielle, qui répond aux transformations profondes qui accompagnent l’évolution des marchés après 1945.

Dans ce contexte, le caoutchouc et le tabac perdent de l’importance, alors que les secteurs des produits métalliques, du textile, de la machinerie, des appareils électriques et des produits pour usage industriel s’imposent de plus en plus. On identifie quatre usines patrimoniales datant de cette période : Ressorts Foster Springs (1948, ressorts), Creswell Pomeroy (1951, produits métalliques), Stedfast Rubber (1955, produits en caoutchouc) et Ashworth Clothing (1957, machinerie).

Ces usines ont comme caractéristiques communes d’employer moins de 100 travailleurs, de regrouper toutes leurs opérations sur un seul niveau et, sauf dans le cas de la Stedfast Rubber, d’être installées en zone résidentielle, contrairement aux anciens ensembles industriels, établis sur les rives de la Yamaska.

L’architecture industrielle, qui demeure strictement fonctionnelle, s’adapte à ces nouvelles conditions en réduisant les volumes et en variant les types de revêtement. Cette localisation mixte, industrielle et résidentielle, a été favorisée par la politique de développement urbain du maire Horace Boivin, qui encourageait la construction des nouveaux quartiers de Granby autour des usines, des écoles et des églises. La naissance du petit parc industriel de la paroisse Saint-Eugène, où s’établit la Cresswell Pomeroy au début des années 1950, est à mettre au compte de cette approche centrée sur l’autonomie des quartiers. Par ailleurs, la cohabitation des unités de production et d’habitation a certainement eu une influence sur l’apparence des usines, en favorisant, par exemple, des constructions aux lignes et aux couleurs moins agressives, plus en harmonie avec leur environnement social et culturel.

Les Ressorts Foster (Foster Spring), rue Saint-Antoine Nord (Coll. Société d’histoire de la Haute-Yamaska, photo: Chantal Lefebvre)
L’usine Cresswell, rue Léon-Harmel (Coll. Société d’histoire de la Haute-Yamaska, photo: Chantal Lefebvre
La Stedfast, rue Saint-Charles Sud (Société d’histoire de la Haute-Yamaska, photo : Chantal Lefebvre)
La Ashwort, rue Saint-Hubert (Coll. Société d’histoire de la Haute-Yamaska, photo : Chantal Lefebvre)

En conclusion, l’architecture patrimoniale industrielle de Granby montre deux univers contrastés, correspondant à deux phases distinctes de la production industrielle.