Joseph-Hermas Leclerc et la pasteurisation du lait

La Laiterie de Granby, rue Victoria, en 1935. (La Voix de l’Est, 26 septembre 1935, p.1)
La Laiterie de Granby, rue Victoria, en 1935. (La Voix de l’Est, 26 septembre 1935, p.1)

Mario Gendron

Publié le 12 juin 2012 | Mis à jour le  11 septembre 2024

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Portrait de Joseph-Hermas Leclerc
Joseph-Hermas Leclerc, 1877-1945. (©SHHY, fonds Roland Gagné, P084-D20-P36)

Joseph-Hermas (J.-H.) Leclerc est une figure de proue de l’histoire régionale et granbyenne, comme le souligne la désignation d’une polyvalente à son nom, en 1972. Industriel, président de la commission scolaire de Granby (1923-1934), conseiller municipal (1925-1930), maire de Granby (1933-1939) et député fédéral de Shefford (1935-1945), l’homme semble avoir mené tous les combats. Or, la réalisation peut-être la plus importante qu’il ait accomplie n’est pas d’avoir été maire ou député, mais d’avoir introduit la pasteurisation du lait à Granby en 1920, contribuant ainsi à sauver la vie de nombreux enfants.

En investissant les villes et les villages, attirés par le développement industriel, les ruraux ont gardé l’habitude de boire beaucoup de lait, un aliment nourrissant et relativement bon marché. À Granby, l’approvisionnement de la population se fait par l’intermédiaire de plusieurs laitiers qui, pour la plupart, gardent leurs vaches dans les limites de la municipalité. Au début des années 1920, on compte 28 de ces laitiers dans la ville. Le plus important d’entre eux, Joseph St-Onge, de la rue Saint-Jacques, garde dix vaches et la plupart des autres, une ou deux. Quant à J.-H. Leclerc, qui opère la Crèmerie de Granby depuis 1915, il s’approvisionne auprès des cultivateurs de la campagne environnante.

Mais s’il est nourrissant et peu coûteux, le lait reste un produit dangereux qui, comme l’eau, favorise la propagation des maladies et contribue de manière significative au taux alarmant de mortalité infantile. Sur 100 enfants qui naissent à Granby en 1920, 16 mourront avant d’avoir atteint l’âge d’un an, de maladies infectieuses dans la plupart des cas. Ce taux de mortalité est inférieur à celui de Montréal, mais tout de même supérieur à celui de New York et de plusieurs autres villes dans le monde. À titre de comparaison, le taux de mortalité infantile actuel du Québec est 35 fois inférieur à ce qu’il était en 1920.

Or, la réalisation peut-être la plus importante qu’il ait accomplie n’est pas d’avoir été maire ou député, mais d’avoir introduit la pasteurisation du lait à Granby en 1920, contribuant ainsi à sauver la vie de nombreux enfants.

Mario Gendron

C’est depuis la fin du XIXe siècle que la municipalité de Granby légifère dans le but d’améliorer la salubrité du lait. Ainsi, à partir d’avril 1896, les laitiers qui desservent le village devront faire inspecter leurs vaches par un vétérinaire compétent, l’objectif principal de cette mesure étant d’identifier et d’écarter de la production les animaux porteurs de la tuberculose bovine, transmissible aux humains. En 1912, on oblige les propriétaires à fournir un certificat attestant la propreté de leur étable. D’autres règlements municipaux, adoptés entre 1921 et 1924 et en 1939, imposent des normes d’hygiène de plus en plus sévères. Les contrevenants restent néanmoins nombreux, comme E. Bérard qui, en décembre 1921, reçoit une amende de 10 $ et voit son permis révoqué pour avoir vendu, à Granby, du lait provenant de vaches ayant été examinées et déclarées tuberculeuses.

Une voitures à cheval et un employé de la laiterie de Granby.
Une voitures de livraison du lait de la Laiterie de Granby, vers 1945. (©SHHY, fonds Joseph-Hermas Leclerc, P119-P1)

Aucun règlement municipal adopté avant la Deuxième Guerre mondiale n’impose la pasteurisation, qui est pourtant la seule méthode vraiment efficace d’assurer la salubrité du lait. L’inaction des autorités s’explique par une triple résistance des citoyens face à la mesure. Ainsi, certains s’opposent à la pasteurisation sous prétexte qu’elle diminue la valeur nutritive du lait — ce qui est faux —, d’autres indiquent qu’elle change le goût du lait — ce qui est vrai —, lui faisant perdre une saveur animale qui semble appréciée, et plusieurs s’y refusent au nom de la liberté d’entreprise. Seul J.-H. Leclerc aura le courage d’adopter la pasteurisation et d’accepter le risque financier associé à son introduction.

J.-H. Leclerc s’intéresse à l’industrie laitière depuis 1899. Avant de s’établir à Granby, en 1914, il exploite successivement des beurreries à Racine, Frost Village et Foster, période au cours de laquelle il remporte plusieurs prix pour la qualité de ses produits : la coupe pour le meilleur beurre à l’exposition canadienne nationale de 1908, la médaille d’or de l’exposition d’Ottawa en 1909, le premier prix à l’exposition de Saint-Jean (N.-B.) l’année suivante, ainsi que beaucoup d’autres diplômes, trophées et médailles.

C’est à l’automne 1914 que J.-H. Leclerc s’installe à Granby, où il construit la Crèmerie de Granby, dans la rue Centre, près de Principale. Le printemps suivant, il s’engage dans la vente de lait, de beurre et de crème et met sur pied un système de distribution moderne, comparable à celui des villes plus populeuses. En mai 1916, il achète un grand congélateur et enclenche la production de la crème glacée de marque Perfection, un produit qui allait faire la renommée de son entreprise. Dans les publicités qu’il fait paraître dans l’hebdomadaire local, le Granby Leader-Mail, J.-H. Leclerc insiste particulièrement sur les conditions d’hygiène strictes qui gouvernent ses opérations. Mais sans procéder à la pasteurisation, il ne peut garantir la salubrité du lait qu’il distribue, celui-ci ayant pu être contaminé par l’insouciance d’un de ses fournisseurs.

La raison sociale La Laiterie de Granby fut utilisée de 1922 à 1951. (©SHHY, coll. Artéfacts de la Société d’histoire de la Haute-Yamaska)
Publicité Laiterie de Granby
Publicité de la Laiterie de Granby parue dans le Granby Directory de 1930.

Contrairement à ce qu’on peut lire dans les Bâtisseurs de Granby, paru en 1959 à l’occasion du 100e anniversaire d’incorporation de la municipalité, ce n’est pas en 1915 que J.-H. Leclerc commence à pasteuriser son lait, mais bien en 1920, comme en font foi plusieurs articles du Leader-Mail. Dans l’un d’eux, paru en mars, l’entrepreneur explique longuement la procédure et les avantages de la pasteurisation, une découverte associée au nom de Louis Pasteur, mais dont l’application au lait revient à l’agrochimiste allemand Franz von Soxhlet (1848-1926), en 1886. Après qu’on ait fait le constat que le lait est largement responsable du taux élevé de mortalité infantile dans les villes, J.-H. Leclerc explique comment l’application de deux procédés spécifiques, la clarification et la pasteurisation, enraye la propagation des maladies infectieuses. Tandis que la clarification nettoie le lait de ses impuretés grâce à une technique qui s’apparente à la filtration de l’eau dans les aqueducs, la pasteurisation, qui consiste à chauffer le lait à 63 Celsius (145 Fahrenheit) pendant 20 minutes, puis à le refroidir rapidement et à le maintenir constamment à cette basse température, permet de détruire les bacilles de la tuberculose et de la diphtérie, la bactérie du choléra et beaucoup d’autres micro-organismes associés aux infections gastro-intestinales chez le nourrisson. Par la suite, le lait doit être embouteillé dans des contenants stérilisés.

Ayant gagné le pari de la pasteurisation, comme le montre l’augmentation rapide de sa clientèle, J.-H. Leclerc se voit dans l’obligation, dès 1921, de déménager ses opérations dans la rue Victoria, où il construit un édifice en brique de 15 X 21 mètres (50 X 70 pieds) qu’il équipe des appareils de pasteurisation et de réfrigération à l’ammoniac les plus modernes. En juin 1922, il y installe même un compresseur actionné par un moteur à vapeur afin d’être en mesure d’assurer la réfrigération de ses produits advenant une panne de courant, comme cela arrive fréquemment à cette époque. Pour financer l’expansion de son entreprise, il la transforme en compagnie par actions; par la même occasion, il en change la raison sociale pour Laiterie de Granby. Des agrandissements à l’édifice original seront effectués en 1930 et en 1942.

La Crèmerie de Granby, dans la rue Centre, et la La Laiterie de Granby, dans la rue Victoria. (©SHHY, fonds La Laiterie Leclerc, PC015-D2-P2)

Élu député de Shefford en 1935, J.-H. Leclerc continue à militer en faveur de la pasteurisation du lait sur la scène fédérale, ne ratant jamais une occasion de faire la promotion de la mesure lors de ses interventions à la Chambre des communes. Lorsque la Deuxième Guerre mondiale s’enclenche, en 1939, il dirige toujours la seule laiterie de Granby à pasteuriser son lait.

Il n’est pas facile de quantifier l’impact de la pasteurisation du lait dans l’ensemble des mesures mises en place au cours des années 1920 pour contrer la mortalité infantile. À Granby, quoi qu’il en soit, le taux de décès des enfants de 0 à 1 an diminuera de moitié entre 1920 et 1930, passant de 16 % à 8 %. En pasteurisant son lait alors que personne n’osait le faire, J.-H. Leclerc a rendu un service inestimable à ses concitoyens et confirmé la place qu’il occupe sur la courte liste des bâtisseurs de Granby.