La femme la plus forte du monde

Marie-Louise Sirois-Cloutier, 1867-1920. Source: — Édouard-Zotique Massicotte, Athlètes canadiens-français. Recueil des exploits de force, d’endurance, d’agilité, des athlètes et des sportsmen de notre race, depuis le XVIIIe siècle, Montréal, Librairie Beauchemin, 1909, p. 209.
Marie-Louise Sirois-Cloutier, 1867-1920. (Wikimedia commons)

Alors que le film Louis Cyr : l’homme le plus fort du monde nous ramène à une époque où les tours de force exerçaient une véritable fascination sur les gens, il est à propos de souligner le destin exceptionnel de l’équivalent féminin du héros national, Marie-Louise Sirois-Cloutier, « La femme la plus forte du monde », dont on…

Johanne Rochon

Publié le 25 juillet 2013 | Mis à jour le  11 septembre 2024

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Alors que le film Louis Cyr : l’homme le plus fort du monde nous ramène à une époque où les tours de force exerçaient une véritable fascination sur les gens, il est à propos de souligner le destin exceptionnel de l’équivalent féminin du héros national, Marie-Louise Sirois-Cloutier, « La femme la plus forte du monde », dont on trouve la sépulture au cimetière catholique de Roxton Pond.

Marie-Louise Sirois est née en 1867 à La Pocatière, mais elle quitte l’endroit à douze ans lorsque sa famille, comme tant d’autres au Québec, émigre en Nouvelle-Angleterre.  C’est là qu’elle rencontre et épouse Henri Cloutier, de Roxton Pond, un autre homme fort du temps; quatre enfants naîtront de ce mariage, Dora, Doria, Asa et Arthur. C’est d’ailleurs le fils de Dora Cloutier qui, au début des années 1980, nous a fourni les photos et plusieurs renseignements concernant sa grand-mère.

Dans ce reportage de Robert Frosi, Johanne Rochon présente Marie-Louise Sirois-Cloutier, « La femme la plus forte du monde ». Radio Canada info. (2019, 30 août). Histoirte de femmes fortes.

La force prodigieuse de Marie-Louise Cloutier se révèle précocement. Vers dix-sept ans, par exemple, elle ébahit son entourage en soulevant deux ou trois fois de suite un baril de 243 livres à la hauteur d’un comptoir. Mais c’est à Salem, au Massachusetts, au gymnase de son mari, qu’elle se fait vraiment remarquer pour la première fois. Parmi les exploits qui construisent sa renommée de femme forte, on rapporte qu’un soir, un groupe d’amateurs s’esquinte à lever un plateau contenant 400 livres d’haltères, mais sans y parvenir. Témoin de la scène, Marie-Louise Cloutier ridiculise leurs efforts et, conséquemment, est mise au défi de s’exécuter. L’exploit réalisé, on « l’applaudit à outrance », rapporte l’historien Édouard-Zotique Massicotte. Le lendemain, elle ajoute 75 livres à la même charge et réussit tout aussi facilement à la soulever. À partir de ce moment, sa vie va prendre une nouvelle direction.

Né à Roxton Pond en 1861, Henri Cloutier a porté le titre de Champion des hommes forts des États-Unis. En 1896, à Salem, au Massachusetts, où il possédait un gymnase, il « jeta » 160 livres 14 fois de suite, un exploit qu’il considérait l’un de ses meilleurs. Selon une information qui reste à confirmer, Henri Cloutier aurait aussi exploité un gymnase à Granby au début du XXe siècle. (Source: É.-Z. Massicotte, Athlètes canadiens-français. Recueil des exploits de force, d’endurance, d’agilité, des athlètes et des sportsmen de notre race, depuis le XVIIIe siècle, Montréal, Librairie Beauchemin, 1909, p. 215.)

Au tournant du XXe siècle, on ne compte plus les femmes et les hommes forts qui tentent de gagner les faveurs du public en effectuant des performances physiques et sportives. Parmi les femmes les plus connues, on trouve Zucca qui, elle aussi, s’attribue le titre de femme la plus forte du monde, Juez Palmer, Mlle Arinotis et Flokie Lablanche. En novembre 1899, cette dernière affronte d’ailleurs Marie-Louise Cloutier dans un duel qui se tient au parc Sohmer, à Montréal.

Marie-Louise Cloutier a vingt-cinq ans lorsqu’elle rejoint les rangs des athlètes professionnels. D’une grandeur de 5 pieds 10 ½ pouces et d’un poids de 185 livres, la femme impressionne. Aussi devient-elle rapidement une des attractions du cirque que dirige l’un des hommes forts de cette époque, Hector Décarie, avec qui elle se produit dans les villes et les villages du Québec et de la Nouvelle-Angleterre. Ses exploits font parfois la manchette et sa réputation grandit. Détail intéressant, deux des filles du couple Cloutier, Dora et Doria, sont aussi pourvues d’une puissance physique exceptionnelle et, occasionnellement, elles accompagnent leur mère dans ses tournées, exécutant même quelques tours de force en public.

Marie-Louise Sirois Cloutier, ses deux filles Dora et Doria, leurs conjoints et Henri Cloutier. (SHHY, coll. Léo Cloutier, P241-P1)

Si les records établis par les femmes et les hommes forts de l’époque sont souvent sujets à caution, ceux de Marie-Louise Cloutier, nous dit encore l’historien Massicotte, sont incontestables et incontestés, la femme invitant même les spectateurs, à chacune de ses représentations, à soulever ses charges pour en évaluer la pesanteur. Parmi la liste des records enregistrés par Marie-Louise Cloutier, on trouve :

Le soulevé à la Kennedy. Source: Édouard-Zotique Massicotte, Athlètes canadiens-français. Recueil des exploits de force, d’endurance, d’agilité, des athlètes et des sportsmen de notre race, depuis le XVIIIe siècle, Montréal, Librairie Beauchemin, 1909, p. 212.
  1. Soulevé de terre, d’une main, 510 livres;
  2. Soulevé de terre des deux mains, à la Kennedy, 922 à 1 000 livres;
  3. Soulevé de terre, à la Jefferson, 1 225 livres;
  4. Lever simultanément des deux mains à la hauteur des genoux, à droite, 200 livres, à gauche, 250 livres;
  5. Jeté à droite ou à gauche, 125 livres;
  6. Étant debout sur une table, soulever, au moyen de courroies fixées à la ceinture, une plate-forme chargée de 1 800 livres;
  7. Soulever un poids au moyen de courroies fixées autour du cou, 800 livres;
  8. Jeté des deux mains en haltères séparés, à droite, 54 livres, à gauche, 54 livres, pour un total de 108 livres;
  9. Jeté des deux mains, en barres à sphères, 175 livres;
  10. Soulever avec le dos une plate-forme chargée de 2 225 à 2 500 livres;
  11. À la volée, d’une main, 145 livres;
  12. Jeté des deux bras, 14 fois successivement, 160 livres;
  13. Charger sur l’épaule, avec l’aide des genoux, un baril de ciment de 150 livres;
  14. Retenir deux chevaux de 1 400 livres à la manière de Louis Cyr;
  15. Dévissé à droite, 235 livres.

De plus, pour s’amuser, elle ouvrait et refermait un fer à cheval comme s’il s’agissait d’une épingle à couche et réduisait une chaîne à vache en morceaux.

Le soulevé à la Jefferson. Source : Édouard-Zotique Massicotte, Athlètes canadiens-français. Recueil des exploits de force, d’endurance, d’agilité, des athlètes et des sportsmen de notre race, depuis le XVIIIe siècle, Montréal, Librairie Beauchemin, 1909, p. 213.

Plusieurs hommes, convaincus de leur supériorité physique, n’hésitent pas à lancer des défis à celle qui se réclame du titre de la femme la plus forte du monde. Mais c’est lors d’une compétition contre un haltérophile de Québec, au début du XXe siècle, que Marie-Louise Cloutier a pu mettre fin aux suspicions concernant l’exceptionnalité de sa force, tous genres confondus. Dans un article de La Presse paru la veille de l’événement, on peut lire : « Madame Cloutier, qui réclame le titre de champion du monde, a signé un contrat pour se mesurer demain soir dans un concours de tours de force avec un nègre1 du nom de Brown Shay, connu comme étant le seul homme capable de jouer avec les poids du fameux Rousseau. » Le compte rendu du concours, présenté comme « Spécial à La Presse », débute en décrivant l’arrivée des deux concurrents sur la scène du Grand Café National, à Québec, ce qui « donne lieu à de longs applaudissements ». Mme Cloutier est la première à s’exécuter, soulevant de terre d’une seule main un poids de 455 livres. Shay tente de répéter l’exploit, s’y reprend par trois fois, mais voit son effort s’arrêter à 420 livres, donnant ainsi une priorité de 35 livres à la femme forte. Après que cette dernière ait soulevé avec les deux mains, à la manière de Jefferson, une « pesanteur morte » de 865 livres et, d’une seule main, avec une poignée, un haltère de 270 livres à la hauteur des genoux, Brown Shay n’a d’autre choix que de concéder la victoire.  « Mme Cloutier a réellement émerveillé l’assistance par sa force prodigieuse », indique le journaliste de La Presse, ajoutant cependant que si le concours a été un succès, « le résultat a fort surpris les spectateurs qui étaient pour la plupart partisans du nègre ». Respectueuse de son adversaire, Marie-Louise Cloutier souligna que Shay était l’homme le plus fort avec qui elle avait eu à se mesurer au cours de ses nombreux voyages et exhibitions.

Marie-Louise Sirois-Cloutier portait toujours le titre de la femme la plus forte du monde à son décès. (©SHHY, photo Johanne Rochon)

La femme la plus forte du monde a donné des exhibitions et a participé à des concours jusque tard dans sa vie. Ainsi, en 1917, alors qu’elle est âgée de cinquante ans, elle participe aux événements entourant l’inauguration du monument de George-Étienne Cartier, à Montréal, en exécutant, accompagnée de l’homme fort Arthur Dandurand, des tours de force dans un kiosque spécialement aménagé à cette fin.

Bien que Marie-Louise Cloutier ne soit pas née dans la Haute-Yamaska, elle connaissait bien la région, son mari, Henri Cloutier, ayant toujours gardé contact avec sa famille de Roxton Pond. C’est d’ailleurs dans le cimetière catholique du village qu’on retrouve la pierre tombale de cette femme hors du commun. On peut y lire, gravé : « Mde H. Cloutier, La femme la plus forte du monde, 1867-1920 ».

Sources

  • Édouard-Zotique Massicotte, Athlètes canadiens-français. Recueil des exploits de force, d’endurance, d’agilité, des athlètes et des sportsmen de notre race, depuis le XVIIIe siècle, Montréal, Librairie Beauchemin, 1909, p. 209-215.
  • Journal de Waterloo, 15 mars 1900.
  • André de la Chevrotière, « La femme la plus forte du monde », La Tribune, 28 août 1959.
  • La Presse, env. 1900-1902.
  • André de la Chevrotière, « Lady Hercules. Woman’s displays of strength ranked with best among men », The Montreal Star, env. août 1959.
  • Yvan Lamonde et Raymond Montpetit, Le parc Sohmer de Montréal : 1889-1919, un lieu populaire de culture urbaine, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1986, p.167-168.
  1. À cette époque, l’utilisation du mot nègre pour désigner une personne noire est usuelle dans les journaux et la littérature en général; pour autant, elle n’est pas dénuée d’intention péjorative. ↩︎