La modiste et son destin

Chez les Savage de Granby. (©SHHY, fonds Ellis Savage, P020-S3-P58
Chez les Savage de Granby. (©SHHY, fonds Ellis Savage, P020-S3-P58)

Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, l’industrialisation et l’urbanisation bouleversent les conditions générales de vie autant que les mœurs de bon nombre d’habitants du Québec. Dans la foulée de ces transformations, certaines femmes n’hésitent pas à prendre le chemin de l’usine, alors que d’autres contribuent aux revenus familiaux en travaillant à leur…

Marie-Christine Bonneau

Publié le 31 juillet 2012 | Mis à jour le  25 juin 2024

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Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, l’industrialisation et l’urbanisation bouleversent les conditions générales de vie autant que les mœurs de bon nombre d’habitants du Québec. Dans la foulée de ces transformations, certaines femmes n’hésitent pas à prendre le chemin de l’usine1, alors que d’autres contribuent aux revenus familiaux en travaillant à leur compte, à la maison, conciliant tâches domestiques et vie familiale; le métier de modiste convient bien à ce style de vie.

Artisane, la modiste du début du XXe siècle fabrique le chapeau à la main, bien souvent comme un objet unique. Elle conçoit des chapeaux de tissu, de feutre ou de fourrure en fonction de la mode, de ses goûts artistiques et du visage de sa cliente.  Elle modèle, teint, taille, coud et assortit ses chapeaux en les imaginant de toutes formes, tailles et matières. Chacune se fait un point d’honneur d’avoir les créations des plus originales, surtout le matin de Pâques. « Les chapeaux étaient garnis de fleurs, rubans, velours, tulle et plumes, c’était tout un art que de savoir disposer tous ces éléments »2.

Modiste comme sa sœur Antoinette, Rosa Lambert Shelton était aussi couturière. Son commerce, Rosa Shelton Enreg., se situait au 42, rue Principale à Granby. Rosa Shelton, en 1920. (©SHHY, fonds Rosa Lambert Shelton, P007-D6-P15)

En 1901, on recense une vingtaine de modistes dans le comté de Shefford, dont quinze habitent au village de Granby. Les mères de familles travaillent majoritairement à leur compte, à leur domicile, alors que les plus jeunes femmes, célibataires pour la plupart, sont couramment employées chez d’autres modistes ou dans les magasins généraux, comme A. C. Savage & Sons. Même si les ateliers de modistes d’Antoinette Lambert, d’Hermine Boire, de R. Martel, d’Elmira, Elmina et Maria Bureau s’annoncent officiellement dans The Granby Directory 1912-13, les modistes ont rarement besoin d’enseignes ou de publicité, car leur clientèle leur est fidèle.

« Mesdames! Si vous cherchez un chapeau démodé, de mauvaise qualité, sans élégance, ne venez pas me voir parce que je ne vends que des chapeaux à la toute dernière mode, de confection professionnelle et fabriqués à partir des meilleurs matériaux sur le marché. Ma spécialité: des chapeaux qui attirent l’attention. » (Publicité d’Antoinette Lambert parue dans The Granby Directory 1912-13)

Le travail de la modiste devient plus astreignant à mesure qu’avance le XXe siècle, à une époque où la mode est à la profusion de fleurs, de plumes d’oiseaux exotiques, de rubans et de voilettes. La clientèle, toujours plus difficile à contenter, réclame, tout à la fois, originalité, riches matériaux, modèles complexes et petits prix, des exigences qui en viennent à affecter la santé de plusieurs modistes.

Défilé de mode des créations Rosa Shelton, en 1945. (©SHHY, fonds Rosa Lambert Shelton, P007-D1-P1)

À cet égard, en 1918, Le Journal de Waterloo relate le décès d’une jeune modiste et couturière, mademoiselle Laura Meunier, qui s’est éteinte « pieusement » à l’âge de 27 ans, victime, dit-on, de l’épuisement professionnel. « Au service de Melle Laura Meunier – dans la vaste et belle église de Granby, – on était forcé de remarquer certaines femmes et filles, pauvres mais bien vêtues, qui priaient en pleurant. Elles savaient, elles, que si, depuis des années, la défunte était pâle, émaciée, souffrante, c’est parce qu’elle donnait trop de ses nuits à des indigentes honteuses qui voulaient rester honnêtes et qui, pourtant, par leur habillement, n’auraient pas voulu paraître pauvresses ou ridicules. Elle avait un goût exquis, artistique et comme toutes les modistes douées d’une âme délicate, soucieuses de leur responsabilité, elle souffrait d’avoir à confectionner des costumes parfois si bizarres, si peu modestes. Bien qu’elle aimât l’économie, elle eût ardemment désiré ajouter, au haut et au bas de certaines robes, un peu plus d’étoffe. À coup sûr, Mademoiselle Laura, au ciel, prie pour que les modes deviennent plus simples, plus décentes, moins changeantes et moins ruineuses »3.

Jusqu’aux années 1960, le chapeau fait partie intégrante de l’habillement féminin, conformément aux conventions sociales et religieuses4. Mais cette mode séculaire disparaît avec l’esprit de liberté qui caractérise la décennie des Beatles, de l’amour libre et du premier homme sur la lune. Aujourd’hui, quelques ateliers de modistes ont toujours pignon sur rue, mais leurs produits et services sont souvent perçus comme réservés à l’élite.

  1. En 1891, 13,4% de la main-d’œuvre au Québec est composée de femmes; dix ans plus tard, la proportion atteint 17,8%.( Le Collectif Clio, L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, 1982.) ↩︎
  2. Ernestine Charland-Rajotte, Drummondville au cœur du Québec, 1972. ↩︎
  3. Journal de Waterloo, 12 décembre 1918, p. 4. ↩︎
  4. Jeanne Pomerleau, Des métiers pour le corps, métiers des campagnes 2, 2003. ↩︎