L’ancien bureau de poste de Granby : autopsie d’une démolition
Mario Gendron
Publié le 5 octobre 2017 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Patrimoine
Jamais la démolition d’un édifice patrimonial n’a suscité autant de passion et d’opposition à Granby. Encore aujourd’hui, plus de quarante ans après les faits, il est impossible de publier un texte sur la disparition de l’ancien bureau de poste sans déclencher des commentaires qui, unanimement, déplorent la perte de ce monument du patrimoine granbyen, sacrifié sur l’autel de la modernisation urbaine et du trafic automobile. Comme on le verra dans le texte qui suit, il serait cependant injuste d’attribuer au maire Jean-Louis Tétreault l’unique responsabilité dans cet événement, sous prétexte qu’il s’est produit sous son administration. Dans ce dossier, comme dans beaucoup d’autres, la réalité historique se révèle plus nuancée que la mémoire collective, prompte à emprunter des raccourcis et à faire des associations captieuses.
À Granby, le XXe siècle s’amorce sous de bons augures avec l’annonce de la construction d’un nouveau bureau de poste, un « édifice superbe ». Dans son édition du 16 mai 1901, le Journal de Waterloo, après avoir félicité ses « heureux voisins », ne peut s’empêcher de s’en montrer « un peu jaloux ». Cette attitude est d’autant plus compréhensible que, par ce choix, le gouvernement fédéral désigne Granby, et non Waterloo, comme lieu de la future capitale régionale.
La construction du nouveau bureau de poste de Granby s’enclenche en avril 1902, sous la responsabilité des entrepreneurs Dussault et Pageau, de Québec. À la suite de travaux qui durent environ un an, son ouverture au public aura lieu le 20 mai 1903. Aux dires des spécialistes de la question, le style architectural du nouveau bureau de poste peut être qualifié d’identitaire, à l’image d’une jeune nation canadienne en quête de reconnaissance nationale. « C’est sans contredit l’un des plus élégants édifices publics qu’on puisse voir en dehors des grandes villes », rapporte encore le Journal de Waterloo. L’horloge qui orne la tour carrée de l’immeuble sera installée en juillet 1905 ; en 1920, la population de Granby augmentant sans cesse, on procèdera à l’agrandissement de la partie arrière de l’édifice.
La décision du ministère des Postes de construire un nouveau bureau de poste à Granby semble judicieuse, car dès 1907, il s’impose comme le plus important des Cantons-de-l’Est, après celui de Sherbrooke. Or en 1954, après presque un demi-siècle d’utilisation, l’édifice en pierre est abandonné au profit d’une nouvelle succursale postale, construite plus bas dans la rue Principale. Flairant l’opportunité d’y installer le Musée des beaux-arts de Granby, logé depuis 1950 à l’hôtel de ville, et la bibliothèque, sise au même endroit, la Ville acquiert le bâtiment et le rebaptise Maison des arts. À compter de 1955, jusqu’à sa fermeture, en 1962, le Musée présentera une soixantaine d’expositions de peinture, de céramique, de photographie et de tapisserie. Parmi les exposants les plus connus, on remarque le Groupe des Sept et la Relève de Montréal. Le Musée disparu, la bibliothèque municipale peut prendre ses aises et augmenter sa clientèle.
Le destin de la Maison des arts bascule à la fin des années 1960, emporté par un plan de rénovation urbaine de grande envergure qui, en quelques années, doit faire disparaître ou déplacer 75 bâtiments de Granby, changer le tracé de certaines rues et, dans le cas qui nous occupe, élargir la rue Cowie à l’approche de Principale, condamnant ainsi le vieux bureau de poste.
En novembre 1968, l’Atelier d’urbanisme Larouche et Robert obtient le contrat de l’administration du maire Paul-O. Trépanier d’élaborer les plans de rénovation urbaine de Granby. Lors de l’assemblée d’information citoyenne organisée par la municipalité pour le dévoilement du projet, le 30 avril suivant, personne dans l’assistance ne soulève la question de la démolition de l’ancien bureau de poste, les gens étant beaucoup plus intéressés à connaître les conditions d’expropriation dans les secteurs désignés. Paru en octobre 1970, un article de La Voix de l’Est évoque aussi clairement la démolition de l’édifice, mais sans provoquer de réaction notable de la population.
En août 1972, à la suite des études de faisabilité, le conseil municipal, dirigé par Jean-Louis Tétreault depuis les élections de 1969, annonce son intention de mettre en œuvre le programme de rénovation urbaine. C’est le secteur Cowie qui fera les frais des premières démolitions, avec la disparition de huit édifices, incluant l’ancien bureau de poste devenu bibliothèque. L’attitude discrète de l’hôtel de ville sur ce dernier aspect du programme de rénovation montre qu’on anticipe sa contestation. Ainsi, J. Bruce Payne, doyen des conseillers municipaux, parle abondamment de « réaménagement du réseau routier » et d’amélioration de la circulation automobile, mais sans jamais mentionner une des conditions essentielles de ces « améliorations », le déménagement de la bibliothèque et la démolition de l’édifice qui l’abrite.
C’est à l’été de 1973 que la nouvelle de la démolition de l’ancien bureau de poste se répand, engendrant l’indignation d’une partie de la population. À notre connaissance, la lutte citoyenne qui s’enclenche sur cette question est la première du genre à Granby. Le drame civique dans lequel l’opposition farouche au projet municipal plonge la ville occupe tout l’été 1973.
Les opposants et les défenseurs du projet de démolition de l’ancien bureau de poste se regroupent en deux camps aux positions irréconciliables. Parmi ceux qui optent pour la démolition, on trouve, au premier chef, l’ensemble des conseillers municipaux, bien décidés à voir l’édifice disparaître au nom de l’efficacité urbaine et du modernisme. Leur ferme volonté de mettre en œuvre le plan de rénovation urbaine s’inscrit dans une tendance à caractère national, propre à la Révolution tranquille, qui veut que l’avenir du Québec passe obligatoirement par la modernisation des infrastructures. Dans ce contexte, les conseillers municipaux de Granby sont animés par l’opinion sincère que la rue Principale et le centre-ville vont profiter de l’élargissement de la rue Cowie, comme d’autres, à cette époque, croient que le renouvellement de la pratique religieuse mérite quelques entorses au patrimoine architectural et au mobilier liturgique des églises.
Ceux qui s’opposent au projet de démolition ont pour cheval de bataille le Comité pour la conservation de la bibliothèque (CCB), présidé par Pierre Potvin. Même s’il est issu d’un courant d’idée naissant et encore minoritaire, ce regroupement citoyen incarne un Québec qui prend conscience de l’importance du patrimoine dans la définition d’une nouvelle identité collective, québécoise plutôt que canadienne-française. Au cours de cette période de renouveau identitaire, une partie de la jeunesse cherche ses ancrages dans le passé du Québec, ramenant au goût du jour mobilier traditionnel, musique folklorique et maisons ancestrales.
L’affrontement public sur l’avenir de l’édifice patrimonial s’engage lors de la réunion du conseil municipal du 9 juillet 1973, à l’occasion du débat sur le déménagement de la bibliothèque au sous-sol de l’église Sainte-Famille, prélude à la démolition. Le CCB, fer de lance du mouvement d’opposition, est alors rejoint dans sa croisade par l’ex-maire Paul-O. Trépanier, celui-là même dont l’administration avait commandé et approuvé le plan de rénovation urbaine. À quelques mois d’une élection municipale à laquelle il a choisi de se représenter comme maire, la conversion de Paul-O. Trépanier à la cause du CCB n’est peut-être pas tout à fait désintéressée.
À la différence des conseillers municipaux, le maire Jean-Louis Tétreault se montre ambivalent quant à la démolition de l’ancien bureau de poste. Car s’il s’oppose, tout comme eux, au maintien de la bibliothèque municipale dans l’édifice, il ne cache pas ses « hésitations quant à la décision de démolir le bâtiment. Il aimerait bien pouvoir le garder », lit-on dans La Voix de l’Est. Cette position lui vaut une remontrance du conseiller Normand Lemonde, qui lui reproche « de se désolidariser ainsi du conseil et de manifester publiquement son regret de voir l’édifice disparaître ». Quoi qu’il en soit de cette controverse, le conseil municipal adopte un règlement qui prévoit le déménagement, dans les plus brefs délais, de la bibliothèque au sous-sol de l’église Sainte-Famille.
Le destin de l’ancien bureau de poste revient à l’ordre du jour de la réunion du conseil municipal du 13 août 1973. À cette occasion, plusieurs citoyens formulent des suggestions pour le réemploi de la bâtisse par la ville. Le maire Tétreault, fidèle à sa position antérieure, considère que certaines de ces suggestions « sont très intéressantes ». On apprend aussi qu’une pétition « coure par la ville, supportée par un groupe [CCB] luttant pour la conservation à titre “historique” de l’immeuble acquis en 1953 [officiellement en 1955] pour en faire la Maison des arts de Granby ».
Les conseillers municipaux, pour leur part, expriment ouvertement les motifs qui les conduisent à réclamer la disparition de l’édifice litigieux ; Bernard Beaudry, le plus volubile d’entre eux, résume leur position. Il est d’abord impensable, dit-il, de maintenir la bibliothèque « dans cette bâtisse inconfortable, pas fonctionnelle ni facile à entretenir ». Ensuite, le désir de certains citoyens de conserver le vieux bureau de poste « par amour du pittoresque » serait très coûteux pour les contribuables, s’élevant à quelque 6 000 $ par année, selon son estimation. S’interrogeant aussi sur les limites de l’exercice démocratique, le conseiller Brodeur indique qu’il ne saurait être question de demander à chacun des électeurs de se déclarer pour ou contre la démolition de la vieille bâtisse, « pas plus qu’on leur a demandé leur avis lors de son achat ». En conclusion d’une réunion du conseil municipal animée, les élus se prononcent à l’unanimité « en faveur de la disparition de la vieille poste pour faire place à une rue élargie et facilitant la circulation dans le centre-ville ».
L’avenir de l’édifice patrimonial se joue lors de la réunion du conseil municipal de Granby du 10 septembre 1973, au cours de laquelle Pierre Potvin, président du CCB, propose une solution qui permettrait de sauver le bâtiment : agrandir la rue Cowie en démolissant l’édifice Phoenix plutôt que la bibliothèque. Le président du CCB en profite pour déposer la pétition de son groupe; trahissant les attentes, elle compte 3 000 signatures, soit trois fois moins que prévu.
La proposition du CCB exposée, le conseiller Bernard Trudel prend aussitôt la parole pour s’y opposer, la jugeant non seulement irréaliste, mais aussi injustifiable au regard de la pauvreté esthétique de l’édifice. Invitant l’auditoire à ne pas tomber dans le mythe de « tout garder », il prend comme exemple les taudis de l’époque de Louis XIV qui, eux, n’ont pas été conservés. Quant à la pétition des citoyens, le conseiller Trudel déclare ne pas lui accorder plus d’importance qu’à tout autre élément du dossier.
Pressés par le CCB, plusieurs autres conseillers sont amenés à se prononcer sur la question de la démolition. Ainsi, le conseiller Fortin dit que c’est par obligation que la ville fait démolir ce bâtiment. De son côté, Gilles Cadorette « ne trouve aucun cachet à l’édifice qui fait tant parler de lui ». Guy Coulombe, pour sa part, affirme qu’il serait trop coûteux de conserver l’édifice « et qu’en conséquence, il n’en était pas question ». Quant au conseiller Ouellet, il ajoute qu’après quatre mois de discussion, « il est trop tard ».
Leur position clairement exprimée au sujet de l’avenir de l’ancien bureau de poste, les conseillers donnent le coup d’envoi au programme de rénovation urbaine en accordant le contrat de démolition de huit bâtiments, dont la bibliothèque municipale, à la compagnie Robert Lafleur, pour la somme de 17 445 $. Sans surprise, les membres du CCB se disent très déçus de l’attitude intransigeante du Conseil et ils n’hésitent pas à souligner « que les élections [sont] proches et que la population de Granby se souviendrait du geste posé par ses élus ».
Huit édifices sous le pic des démolisseurs
- Édifice de la bibliothèque municipale
- Duplex de deux étages, 111 et 113, rue Cowie
- Atelier de nettoyage, 115, rue Cowie
- Résidence unifamiliale, 121, rue Cowie
- Bâtiment multifamilial de deux étages, 95 à 103, rue St-Georges
- Bâtiment multifamilial de deux étages, 141, rue Cowie
- Duplex de deux étages, 141 et 147, rue Cowie
- Bâtiment multifamilial de deux étages, 88, 90, 92, rue St-Joseph
Source : La Voix de l’Est, 12 septembre 1973.
Le lendemain de la réunion du conseil de ville de Granby, La Voix de l’Est, par l’intermédiaire de son éditorialiste Roland Gagné, se prononce pour la première fois sur la question de la démolition de la bibliothèque. Le titre de l’article, « Conserver le vieux Granby », ne laisse aucun doute sur la position du quotidien. « Il est regrettable que l’on en arrive à cette décision, alors qu’il aurait été possible de faire autrement », affirme d’emblée l’éditorialiste. Après avoir critiqué l’analogie du conseiller Trudel entre les taudis du temps de Louis XIV et le bâtiment à démolir, spécifiant que « le bureau de poste est loin d’être un taudis », Roland Gagné constate que la rareté des vieux immeubles à Granby impose « d’éviter le plus possible de les démolir au nom du progrès ». Il conclut néanmoins son éditorial en affirmant, pessimiste : « Il est évidemment trop tard pour […] empêcher la démolition ».
Une semaine plus tard, le journaliste Alain Gazaille revient sur le sujet et pose la question : « Doit-on détruire ou non l’édifice abritant la bibliothèque municipale de Granby ? ». À la différence de son confrère Roland Gagné, le journaliste invoque des raisons de nature politique et électorale pour s’opposer à la démolition. Car les élections municipales étant prévues pour le 4 novembre 1973, « l’administration municipale a-t-elle, moralement, le droit d’engager irrémédiablement le prochain conseil municipal dans une voie qui est loin de soulever l’unanimité au sein du milieu granbyen ? », demande-t-il. Selon son opinion, il appartiendrait plutôt au prochain conseil municipal de décider du sort de l’édifice.
Sans doute ébranlé par la controverse que soulève la démolition de l’édifice patrimonial, le conseil municipal, dans un geste de conciliation, propose soudainement d’en conserver l’horloge et la tour. Le conseiller Bruce Payne qui, jusque-là, était demeuré discret, suggère même de confier au CCB la responsabilité de réinstaller la tour dans un autre endroit, même s’il doute que l’organisme accepte l’offre. En désespoir de cause, le maire Tétreault émet l’idée surprenante que la tour de la bibliothèque remplace celle de l’église St. George.
Au début du mois d’octobre 1973, Action Granby, le parti municipal de Paul-O. Trépanier, annonce avoir demandé une injonction pour tenter d’arrêter la destruction du bâtiment patrimonial, une démarche appuyée par tous les candidats qui se présentent sous cette bannière aux prochaines élections. Reprenant les principaux arguments du CCB et des éditorialistes de La Voix de l’Est, le parti de Paul-O. Trépanier propose de démolir l’édifice Phoenix en lieu et place de la bibliothèque et suggère de remettre le dossier entre les mains du nouveau conseil de ville, qui doit être élu dans cinq semaines. Action Granby invoque aussi que : « La bibliothèque est un édifice de style victorien qui a une grande valeur historique pour Granby » et qu’il doit être conservé. Le mandat d’obtenir l’injonction est confié à l’étude Gagné & Guay, de Granby.
Même si leur cause semble désespérée et que la démolition de l’intérieur de la bibliothèque est déjà en cours, les membres du CCB expriment une dernière fois leur désapprobation lors de l’inauguration du nouveau garage municipal, rue Édouard. Portant des pancartes et scandant des slogans, ces jeunes contestataires font l’histoire en participant à la première manifestation publique pour la conservation du patrimoine granbyen. Le lendemain de ces événements, le maire Jean-Louis Tétreault annonce qu’il se représente aux élections du 4 novembre, imité par la majorité des conseillers sortants.
« Adieu…c’est fini », titre La Voix de l’Est du 17 octobre 1973, au moment où l’on entreprend la démolition de la tour de l’édifice, qu’on n’a pas réussi à sauver, contrairement à l’horloge. Les électeurs pénaliseront-ils l’administration Tétreault pour cette destruction lors des élections municipales prochaines ? C’est désormais la seule question qui reste en suspens dans ce dossier.
Les résultats électoraux du 4 novembre 1973 sont décevants pour tous ceux qui espéraient que les artisans de la destruction de l’édifice patrimonial en paient le prix politique. Car si Paul-O. Trépanier remporte la mairie de justesse contre Jean-Louis Tétreault, aucun des candidats d’Action Granby, qui avait soutenu le CCB, ne réussit à se fait élire. Quant aux partisans de la démolition, certains sont réélus et d’autres battus, mais sans qu’on puisse évaluer l’influence du dossier de la bibliothèque dans leur victoire ou leur défaite. Mince consolation pour les défenseurs du patrimoine, l’administration Tétreault paiera de sa notoriété historique le fait d’avoir sanctionné la démolition d’un des édifices emblématiques de Granby.