Le Sparks Circus visite Granby
Le jeudi 27 juin 1929, à huit heures précises, un train bien spécial entre en gare à Granby. Tiré par deux locomotives, le convoi est formé de 20 wagons portant plusieurs roulottes, sur lesquelles on peut lire Sparks Circus en grosses lettres. Toute la population se précipite pour assister à l'événement.
Le jeudi 27 juin 1929, à huit heures précises, un train bien spécial entre en gare à Granby. Tiré par deux locomotives, le convoi est formé de 20 wagons portant plusieurs roulottes, sur lesquelles on peut lire Sparks Circus en grosses lettres. Toute la population se précipite pour assister à l’événement, d’autant plus couru qu’il est rare, plusieurs années s’écoulant parfois entre les visites des forains. Pour les gens de Granby et de la région, la venue de cette attraction populaire constitue l’unique occasion de voir en vrai des animaux exotiques, des acrobates de renom et des funambules. À n’en pas douter, le cirque occupe une place de choix dans l’ordre des divertissements publics.
Le cirque existe sous différentes formes depuis l’Antiquité. Mais comme phénomène socioculturel nord-américain, il reste associé à la révolution des transports induite par l’arrivée du chemin de fer, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Parmi les nombreux cirques qui circulent aux États-Unis et dans l’est du Canada, certains se démarquent par leur importance ou leur succès, comme Barnum & Bailey et Ringling Bros ; mais ces grandes compagnies visitent rarement les petites villes comme Granby lors de leurs tournées québécoises, leur préférant Montréal, Sherbrooke ou Trois-Rivières. Or à la différence de ses illustres compétiteurs, le Sparks Circus favorise les villes de dimension moyenne, généralement situées sur les réseaux ferroviaires secondaires.
Fondée par John H. Wiseman vers 1889 et connue sous le nom de John H. Sparks Shows à partir de 1894, l’entreprise acquiert l’appellation définitive de Sparks Circus en 1916. Granby est inscrite à l’horaire de la première tournée canadienne du cirque, à l’été 1919. À cette occasion, les journaux régionaux restent discrets sur les performances des animaux, des acrobates, des jongleurs et des clowns, mais la situation est bien différente lorsque le Sparks Circus revient à Granby dix ans plus tard, en 1929. Non seulement le Granby Leader-Mail fait-il un compte rendu exhaustif du spectacle, mais la semaine qui précède la venue du cirque, il publie aussi plusieurs textes sur le sujet. Dans l’un d’eux, la rédaction du journal prie avec insistance les adultes qui vivent dans un rayon de 50 kilomètres de Granby d’amener leurs enfants voir le big show et, s’ils n’ont pas d’enfants, d’en emprunter (borrow) aux voisins. On informe aussi les lecteurs que la prochaine parution de l’hebdomadaire, prévue le même jour que le spectacle, sera devancée de quelques heures afin de permettre aux employés du journal d’assister à la représentation de l’après-midi.
C’est fort d’un tout nouveau spectacle que le Sparks Circus s’amène à Granby. Sa présentation mobilise 350 acrobates et artistes et autant d’animaux, sans compter l’équipement et la nourriture, le tout transporté d’une ville à l’autre par convoi ferroviaire. Dès que le train entre en gare, le matin du 27 juin, c’est une course contre la montre qui s’engage, car le cirque doit présenter un défilé dans les rues de Granby, donner deux représentations de son spectacle, la première à 14 heures et la seconde à 20 heures, et avoir plié bagage pour minuit. L’événement se déroule sous de bons augures, puisque la température est idéale.
Alors qu’une équipe s’affaire à monter le grand chapiteau et les estrades sur les terrains de la Granby Athletic Amateur Association (G.A.A.A), situés à l’extrémité de la petite rue Fairfield, une autre prépare le défilé des jongleurs, des acrobates, des fauves en cage, des éléphants et des chevaux, entre autres attractions, qui devait se mettre en branle vers 11 h, mais dont le départ est reporté à 13,30 h en raison de l’arrivée tardive du train. De tous les cirques d’une certaine importance, le Sparks Circus est le seul à perpétuer la tradition du défilé dans les rues. Mais à la suite de la vente de l’entreprise à John Ringling, en septembre 1929, la pratique sera abandonnée.
Les spectateurs, massés sous le grand chapiteau, assistent au spectacle le plus formidable qu’il leur ait été donné de voir. Sur la piste, les numéros se succèdent à un rythme d’enfer, suscitant émerveillement et acclamations. L’orchestre, qui accompagne le cirque dans tous ses déplacements, ajoute à l’ambiance et à l’excitation.
Quelle fascination de voir les lions et les tigres obéir au doigt et à l’œil à leur dompteur et les neuf éléphants, de toutes les grosseurs et de tous les âges, jouer au ballon, faire la révérence ou soulever délicatement une jeune fille avec leur trompe. Malgré la prolifération des automobiles, les gens conservent beaucoup d’intérêt pour les chevaux et les spectacles équestres : ils sont ravis des performances des Begenia-Guices Riders, acrobates équestres de renom, de Carlos Carreon, maître d’équitation (The Master Horseman) et de Flora Bedini, la Beauté du cirque, qui monte à cru. Mais de tous les animaux qu’on exhibe, ce sont les phoques et leurs facéties qui volent l’attention et les rires du public.
Les performances des acrobates et des funambules procurent des émotions fortes aux spectateurs, tandis que celles des jongleurs et des clowns les épatent et les amusent. Composée d’acrobates qu’on dit être les meilleurs au monde, la famille Nelson compte parmi les grandes vedettes du Sparks Circus, tout comme les Five Fearless Flying Walters, des voltigeurs qui n’hésitent pas à prendre tous les risques, et Mlle Rosina, une spécialiste des sauts périlleux sur fil de fer.
La dernière représentation donnée, alors que la nuit tombe sur Granby et que les spectateurs regagnent leur domicile, le travail des gens du cirque se poursuit. Il leur faut encore démonter le grand chapiteau et les différents kiosques et conduire les animaux au train, le départ vers Saint-Jean (d’Iberville) étant prévu pour minuit. Le journaliste du Granby Leader-Mail, qui assiste à la scène, ne tarit pas d’éloges sur la diligence et l’efficacité de la main-d’œuvre foraine, dirigée par un contremaître qui, armé d’un sifflet, règle l’ordre et la cadence du travail avec une précision d’horloger. Il est bon de constater, conclut le journaliste, que toutes les transformations qui ont marqué le cours du dernier siècle n’ont pas réussi à altérer l’âme du cirque.