Moralité contre modernité: un combat perdu d’avance

Groupe de baigneuses dans la piscine Horner.
À la piscine Horner, les enfants sont répartis selon leur sexe. (©SHHY, coll. Photographies Granby et région, P070-S27-SS22-SSS7-D7-P7)

Mario Gendron

Publié le 3 novembre 2011 | Mis à jour le  11 septembre 2024

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Au cours des années 1950, de nombreuses associations conservatrices catholiques de Granby et de la région tentent par tous les moyens dont elles disposent de contrer les influences néfastes du matérialisme à l’américaine que le cinéma, la télévision, la radio et les magazines véhiculent. Flairant peut-être le vent de changement qui balaiera le Québec au cours de la décennie suivante, ceux qui associent modernité et péché partiront en croisade afin de retarder le déclin d’une époque où l’Église catholique tenait le haut du pavé sur les questions de morale et de comportement. Cependant, malgré la multiplication des directives et des interdits, des indulgences et des sanctions, la démarche des ecclésiastiques et de leurs collaborateurs n’aura pas les résultats escomptés, la population devenant de plus en plus sourde à leurs appels.

Piscine Miner

L’installation d’une toile pour cacher les baigneurs à la vue des badauds, une mesure qui reste en vigueur pendant plusieurs années à la piscine Miner. (©SHHY, coll. Photographies Granby et région, P070-S27-SS22-SSS7-D7-P1)

La vague moralisatrice qui déferle sur le Québec au cours des années 1950 n’est pas sans précédent, mais elle se distingue par son ampleur et son intensité. De tous les problèmes qui se posent à l’Église et à ses alliés, ceux qui ont trait à la sexualité paraissent les plus obsédants. C’est ce que montre, en juillet 1949, le dépôt par 42 mouvements sociaux et religieux de Granby d’une requête de 1 200 noms au Conseil municipal pour réclamer l’interdiction des baignades mixtes à la piscine municipale, et même l’installation d’une toile pour cacher les baigneurs à la vue des badauds, une mesure qui reste en vigueur pendant plusieurs années.

En 1953, les même groupes, formés en comité, se donnent pour objectif de bannir la littérature indécente et violente des kiosques à journaux de la ville. Croulant sous les requêtes, la municipalité emboîte le pas en 1955 et commande à sa police d’inspecter et « nettoyer » les kiosques à journaux deux fois par semaine, en se référant à la liste des publications mensuelles ou hebdomadaires interdites fournie par la Sûreté provinciale. Il arrive cependant que la police de Granby agisse de son propre chef, comme lorsqu’elle procède à la saisie du Annual Photographic Magazine 1956 dans le commerce de Marcel H., une publication de photos d’art qui, pourtant, n’apparaît pas sur la liste noire provinciale. À cette occasion, le juge Georges Dureault de la Cour municipale condamnera le commerçant à une amende de 100 $ ou à un mois d’incarcération à la prison de Sweetsburg.

Les forces policières de Granby à la recherche de publications indécentes. (©SHHY, coll. Photographies Granby et région, P070-S27-SS2-SSS3-D2-P15)

Dans ce climat de chasse aux sorcières, la situation des homosexuels, déjà difficile, devient intenable. Ainsi, en novembre 1953, l’escouade des crimes contre nature de la Sûreté provinciale est appelée en renfort afin de mettre un terme aux agissements de sept homosexuels âgés de 16 à 24 ans, soupçonnés d’avoir commis leurs « méfaits » dans un local de la rue York où se réunissent les culturistes. Le détective Marcel Desjardins déclare alors : « Il appert que ce crime de la plus grande bassesse et des plus éhontés se pratiquait dans notre ville depuis le mois de mai dernier ». Les sept jeunes hommes seront incarcérés à Sweetsburg en attendant d’être traduits en justice.

La danse est également suspecte aux yeux de l’Église, car elle serait « le moyen le plus efficace pour éveiller chez l’homme l’appétit sexuel », affirme en 1955 Mgr René Gagner, curé de Notre-Dame. Mais les danseurs ne sont pas les seuls coupables : propriétaires de salles et musiciens portent une responsabilité aussi lourde. La musique rock’n roll et western est également proscrite de tous les établissements licenciés du district de Bedford et on cherche, de surcroît, à la bannir des rues et des patinoires.

Quant au port du « short » par les jeunes femmes, il inquiète les autorités religieuses et civiles de Granby, au point qu’on adopte des règlements municipaux pour les interdire en 1949, 1953 et 1956. En cette matière, toute offense peut entraîner une amende de 40 $ ou un maximum de deux mois de prison.

Le Centre familial de Granby, fondé en 1953, s’est donné pour mission de protéger les familles de condition modeste contre les « pires agents du vice qu’on ait jamais vus ». (©SHHY, coll. Photographies Granby et région, P070-S27-SS21-SSS3-D7-P1)

Coupe du ruban lors de l'inauguration du Centre familial de Granby

Bien que la répression reste l’arme principale des forces moralisatrices, elles tentent aussi d’agir en créant les conditions favorables au maintien des bonnes mœurs et de l’ordre. C’est d’ailleurs dans ce but qu’est fondé, en 1953, le Centre familial de Granby par quelques catholiques de la jeune paroisse ouvrière Saint-Joseph.1 Le but du Centre est d’offrir aux familles de condition modeste un endroit où se divertir et profiter des joies du camping et de la baignade, tout en les protégeant des assauts perfides de la modernité. Paru en 1958, un texte intitulé Le Centre familial de Granby Inc. Son origine, son but, ses projets est sans équivoque à cet égard. Aujourd’hui que « les mœurs se sont relâchées », y lit-on, que « les grills, les drive-in, les plages publiques, les salles de danse, les excursions en auto » sont une menace constante au maintien des bonnes mœurs, « les forces du bien doivent lutter plus que jamais contre les forces du mal déchaînées » et faire front commun contre les « pires agents du vice qu’on ait jamais vus ».

Or la multiplication des attaques moralisantes, loin d’exprimer un renforcement des valeurs qui les sous-tendent, est un signe manifeste de l’écart de plus en plus grand qui se creuse entre la population et l’Église sur les questions de comportement. Car si cette dernière condamne la danse comme l’œuvre du démon, il n’empêche que les cabarets de Granby affichent complet tous les samedis soirs et que même les membres des mouvements d’action catholique s’y adonnent librement; et lorsque les forces conservatrices pensent avoir gagné la bataille de la piscine municipale en empêchant les baignades mixtes, les couples, en réaction, cessent de s’y rendre et obligent la Ville à réviser sa position; l’interdiction des jeux de hasard n’a pas plus de succès : en 1956, après des années de répression policière et de dénonciation religieuse, on trouve toujours une centaine de machines à boules à Granby qui engloutissent 100 000 $ annuellement. Et que dire des « shorts » que les jeunes femmes continuent de porter malgré les interdits et les amendes, de la musique rock’n roll dont la popularité augmente sans cesse, du cinéma étranger que tous s’empressent d’aller voir, du blasphème, « répandu dans nos usines, nos restaurants et nos “pool rooms” », que personne n’arrive à éradiquer, des comités de morale dont l’existence est toujours éphémère. La liste des échecs pourrait s’allonger.

Le stadium de Granby

Au cours des années 1950, on tente d’enrayer le blasphème dans tous les endroits publics de la ville, comme le montre cette affiche installée dans le Stadium de la rue Laval. (©SHHY, fonds Patrick Gaudreau, P183-P4)

Au cours des années 1950, la modernité s’infiltre dans tous les interstices de l’édifice social et de moins en moins de personnes savent résister à ses attraits. Bientôt, les années 1960 feront se réaliser les visions de fin du monde tant de fois évoquées par le clergé à propos des menaces que le matérialisme et la libération des mœurs font peser sur l’Église et ses fidèles.

  1. À ce sujet, voir Mario Gendron. (2007). Le Centre familial de Granby… à Roxton Pond. L’historien régional, vol. 7 (no. 2), p. 1. ↩︎