La paroisse Saint-Eugène: un quartier, une église, douze vitraux

P70-S27-SS12-SSS1-D5-P11

Mario Gendron et Cecilia Capocchi

Publié le 22 août 2022 | Mis à jour le  16 septembre 2024

Publié dans :

Le 10 août dernier, nous apprenions qu’une promesse d’achat pour la propriété sise au 97, rue Laval, à Granby, comprenant l’église Saint-Eugène, le presbytère et le terrain, avait été signée entre la Fabrique Notre-Dame et un investisseur privé. Préoccupée par l’avenir de cette église patrimoniale et soucieuse de la faire mieux connaître, la SHHY vous propose ici la lecture de deux textes. Le premier, de Mario Gendron, porte sur la naissance de la paroisse et du quartier Saint-Eugène. Le second, rédigé par Cecilia Capocchi, met l’emphase sur les vitraux de Guido Nincheri qui embellissent le lieu de culte.

Saint-Eugène, la naissance d’une paroisse et d’un quartier

Déjà riche de 3 200 fidèles lors de sa formation en 1941, la paroisse Saint-Eugène couvrait à l’origine toute la partie ouest de Granby au-delà de la rue Saint-Charles, recueillant en quelque sorte le trop-plein démographique du premier quartier ouvrier de la ville ; son territoire comprenait aussi le stade de baseball, les ateliers du Montreal & Southern Counties Railway et les installations de la Coopérative agricole du canton de Granby. Malgré l’amputation de 1948 imposée par la formation des paroisses Saint-Joseph, Assomption et Saint-Benoît, qui ramenait ses frontières urbaines aux rues Principale, Saint-Charles et Saint-Jacques, Saint-Eugène rassemblait toujours 5 000 fidèles en 1952, une indication de son importance dans la construction du Granby d’après-guerre.

Une paroisse dynamique

Si le développement accéléré de la paroisse Saint-Eugène est surtout attribuable à sa proximité des premiers centres d’occupation de Granby, l’attraction qu’elle exerce sur les jeunes ménages découle aussi du dynamisme de la fabrique paroissiale, véritable animatrice de toute cette zone. Pour Marie-Berthe Couture, témoin privilégié de l’époque, il ne saurait faire de doute que : « La paroisse Saint-Eugène était “la paroisse de la ville”, tant sur le plan social que religieux ». Aussi y retrouve-t-on une trentaine de mouvements paroissiaux ou diocésains au cours des années 1950, tels la Ligue du Sacré-Cœur, les scouts et les guides, les Lacordaire, la Saint-Vincent-de-Paul, la JOC et la JOCF ; la Caisse populaire Saint-Eugène fut elle-même fondée, en 1949, par des membres de la Ligue du Sacré-Cœur. Quant à la fabrique de la paroisse, elle a non seulement donné le parc Dubuc à la ville, mais c’est aussi grâce à son intervention généreuse que la Coopérative d’habitation de Granby a pu connaître quelque succès.

Avant l’inauguration de ses nouveaux locaux, en 1961, la Caisse populaire Saint-Eugène logeait dans la maison du gérant, M. Roger Gemme, dans la rue Laval. (©SHHY, fonds Florand Laliberté, P62-S4-D75-P3)
François Lapierre, futur évêque de Saint-Hyacinthe, célèbre sa première messe à l’église Saint-Eugène, en 1965. (©SHHY, fonds Florand Laliberté, P62-S4-D790-P1)

Les constructeurs entrent en jeu

Dans Saint-Eugène, les investisseurs et les entrepreneurs en construction préfèrent d’abord agir là où l’on observe une certaine densité de population. Ainsi, la fondation de la paroisse à peine annoncée, la Société d’immeuble canadienne y met en vente 65 lots « où il y a déjà une manufacture et où une église sera érigée prochainement », souligne-t-on dans une publicité. Cette compagnie d’investissement est formée de Georges Avery, Alphonse Langlois, Alcide Racine et Léo Gendreau, des noms bien connus dans le milieu de la construction.

Photographie aérienne de la paroisse Saint-Eugène.
La paroisse Saint-Eugène en 1953. (©SHHY, fonds Ville de Granby, V3-S7-D2-P15. Photo: Armour Landry, Montréal)

En 1944, Omer Cabana projette à son tour de construire plusieurs maisons dans les rues qui bordent le stade de baseball. À proximité, dans la rue Sainte-Thérèse, Édouard Delorme & Cie construit quatre duplex l’année suivante ; l’entrepreneur indique que, pour une mise de fonds de 650 $ et des mensualités de 20 $ pendant vingt ans, on peut devenir propriétaire de la moitié de l’un de ces duplex. La Ville effectue aussi des travaux d’aqueduc et d’égouts dans la rue Mercier, en 1945, pour y favoriser la construction. Pour sa part, l’entreprise Avery & Robert concentre ses activités plus à l’ouest de la paroisse, dans les rues adjacentes au parc Pelletier.

La Coopérative d’habitation de Granby

Pendant que les investisseurs privés s’occupent de développer les zones déjà habitées de la paroisse Saint-Eugène, où l’intensité de la demande garantit en quelque sorte la rentabilité de leur investissement, la partie nord-ouest du territoire, par-delà la rue Robinson, reste quasi inoccupée. Elle le restera jusqu’à la création simultanée d’un petit parc industriel et d’un développement domiciliaire orchestré, pour une bonne part, par la Coopérative d’habitation de Granby.

Fondée en 1945, la Coopérative d’habitation de Granby connaît des débuts difficiles qui l’éloignent rapidement de son projet initial de construire 300 résidences en dix ans. À l’automne 1947, avec seulement deux maisons à leur actif, ses dirigeants se voient ainsi dans l’obligation d’enclencher une grande campagne de recrutement afin de convaincre « les jeunes travailleurs de Granby » que le système coopératif représente « une occasion unique de devenir propriétaires ». Mais privée d’assise foncière, contrairement aux Chantiers St-Joseph, et ainsi totalement soumise aux conditions coûteuses du marché, la Coopérative d’habitation ne pouvait espérer augmenter le nombre de ses membres et progresser. C’est à la fabrique Saint-Eugène qu’il reviendra de dénouer l’impasse en procurant à la Coopérative les terrains essentiels à son développement.

Maisons construites par la Coopérative d’habitation de Granby sur le boulevard Pelletier, vers 1949. (©SHHY, coll. Photographies Granby et région, P70-S27-SS7-SSS1-D13-P4)

Le sauvetage de la Coopérative d’habitation a pour point de départ l’achat par la fabrique paroissiale, en 1948, de 150 lots de 60 par 100 pieds (18,3 m par 30,5 m). Aussitôt la transaction complétée, les marguilliers répartiront ces terrains en deux blocs : le premier, comprenant 66 lots, sera vendu 6 600 $ à la Coopérative d’habitation, soit bien au-dessous du prix courant, et le deuxième sera donné au Service des jeux de Granby pour en faire un parc (Dubuc). La zone coopérative, où sont aussitôt tracées les rues Léon-Harmel, Pelletier, Laflèche, Crémazie et Chénier, se trouve ainsi enclavée à l’ouest et à l’est par les parcs Dubuc et Pelletier, ce dernier offert en 1946 à la Ville de Granby par la fabrique Notre-Dame, et, au sud, par la voie du Montreal and Southern Counties Railway, près de laquelle s’installent les premières usines du troisième secteur industriel de la ville, en 1949.

Avec 66 terrains à bon marché à son actif, la Coopérative d’habitation de Granby connaît un nouveau départ. « Nous voulons ériger un petit village coopératif au sein même de la jolie ville de Granby », peut maintenant affirmer en toute confiance le gérant de l’organisme, Armand Paquette. Dès 1948, les coopérants s’emparent littéralement de la rue Pelletier ; deux ans plus tard, le maire Horace Boivin procède à son ouverture officielle, alors que le curé Dubuc bénit les 24 maisons qui y ont été construites. Puis, ce sont les rues Léon-Harmel, Laflèche et Crémazie qui accueillent à leur tour les constructions collectives, jusqu’à ce que la réserve foncière de la Coopérative soit épuisée, en 1956. L’achat d’une quarantaine de terrains supplémentaires, d’Émilien Ouellet, dans les environs des rues Saint-Vallier et Saint-Jean-Baptiste, permet cependant à l’organisme de poursuivre son œuvre. Or, après avoir construit huit maisons dans la première de ces deux rues, la Coopérative d’habitation mettait fin à ses activités, laissant aux Chantiers St-Joseph le soin de construire, au début des années 1960, une vingtaine de nouvelles maisons sur les terrains restants ; cette contribution portait à près de cent le nombre des constructions coopératives dans le secteur.

Le parc industriel de Saint-Eugène

Conformément au plan du maire Horace Boivin, l’apport de l’industrie n’est pas étranger au développement accéléré du nord-ouest de la paroisse Saint-Eugène. Ainsi, le parc industriel qu’on y aménage au sud du « village coopératif », entre les rues Léon-Harmel et Guy et le long de la rue Frontenac, en favorisant l’installation de plusieurs usines, stimule une construction domiciliaire de proximité. Le parc industriel de Saint-Eugène reçoit ses premiers occupants au tournant des années 1950, parmi lesquels quatre entreprises se démarquent par l’ampleur de leurs activités : Racine Manufacturing, une fabrique de réfrigérateurs, Peeters Textile Mills, une manufacture de tapis, Cresswell Pomeroy, spécialisée dans la fabrication de produits métalliques et Thor Mills, une manufacture de laine filée synthétique. Ces quatre usines procurent de l’emploi à environ 600 personnes au milieu des années 1950. Plusieurs autres établissements, de moindres envergures, se greffent à ce noyau industriel —Granby Metal Tubing, Granby Wood Specialities, Granby Paper Box et Cemco Switchgear pour n’en nommer que quelques-uns —, portant à presque un millier le nombre des travailleurs qui, quotidiennement, convergent vers le petit parc industriel urbain, cinq ans seulement après la première occupation.

Fondée en 1947, Racine Manufacturing fabriquait des réfrigérateurs et des téléviseurs. Sur la photographie, le technicien Adrien Beaudry. (©SHHY, coll. Photographies Granby et région, P70-S27-SS7-SSS1-D13-P4)

En 1954, voulant profiter de l’effervescence qui anime tout ce quartier et, surtout, de l’extension des limites municipales vers l’ouest, les entrepreneurs Alcide Racine et Léo Gendreau s’associent pour acheter 45 acres dans une zone contiguë à celle des usines et des maisons coopératives de Saint-Eugène. Le projet des deux investisseurs consiste à prolonger vers l’ouest le parc industriel et à découper 200 lots pour la construction domiciliaire. Toulouse et Ville-Marie sont du nombre des nouvelles rues qu’on tracera pour répondre à l’initiative des deux hommes. À la fin du processus, la paroisse Saint-Eugène sera devenue, en quelques années, l’un des quartiers les plus populeux et des plus dynamiques de la ville de Granby.

École Saint-Eugène

En 1944, un octroi de 75 000 $ est accordé à la Commission scolaire catholique de Granby pour l’aider à construire une école de trois étages comprenant seize classes, destinée à l’éducation primaire des garçons, ainsi qu’une résidence adjacente pour les Frères du Sacré-Coeur qui en assumeront la direction.

Portrait de groupe.
Élèves de 4e année, école Saint-Eugène, 1945-1946. (©SHHY fonds Angèle Saint-Hilaire, P152-P36)

École Sainte-Marie

Cette école primaire pour filles a été construite en 1948 et mise en service en septembre 1949. On y offrait l’éducation à 500 élèves, réparties en quinze classes. La première directrice de l’école fut sœur Sainte-Marie-Françoise, de la congrégation des Soeurs de la Présentation de Marie.

Élèves de 7e année, école Sainte-Marie. (©SHHY, fonds Angèle Saint-Hilaire, P152-P28)

Construction de l’église Saint-Eugène

L’érection de la paroisse Saint-Eugène date du 10 mai 1941. Troisième paroisse de Granby, elle fut érigée sous l’invocation d’Eugène III, un pape du Moyen Âge. C’est l’abbé J. Télesphore Dubuc qui en est le premier curé ; il le restera jusqu’à sa mort, en 1968. Les plans et devis de l’église et du presbytère de Saint-Eugène ont été préparés par René Blanchet, un architecte de Québec, assisté de Paul-Émile Lapointe, de Granby.

La construction de l’église est confiée à la compagnie Morissette, de Québec, qui réalise les travaux pour un peu moins de 100 000 $, et la construction du presbytère est exécutée par un entrepreneur général de Granby, Léo Gendreau, pour 24 000 $. Les deux édifices sont terminés en 1942. Le 10 mai, on procède à l’installation de la statue de saint Eugène sur le sommet de la façade de l’église. Sculptée en bois et recouverte de plomb, cette œuvre de Louis Sorbonne, de Québec, mesure plus de 2,74 m et pèse 544,31 kg.

  • Les ouvriers ayant participé à la construction de l’église. ©SHHY, collection Louise Garneau, CN54-P1.

Les vitraux de l’église Saint-Eugène, un trésor à découvrir

Vitrail représentant le pape Eugène III, élu en 1145 et mort en 1153. Le rose, le mauve et le bleu, les couleurs les plus utilisées par Nincheri, permettent une excellente diffusion de la lumière. Photo Stéphane Champagne.

L’église Saint-Eugène possède un trésor méconnu de la plupart des gens : douze magnifiques vitraux réalisés par le maître-verrier d’origine italienne Guido Nincheri (1885-1973). C’est grâce à la contribution financière des fidèles de cette modeste paroisse ouvrière que Granby peut aujourd’hui s’enorgueillir de posséder des œuvres conçues par l’un des plus éminents artistes du Québec, responsable de la décoration de 200 églises et de la production de plus de 5 000 vitraux.

Lorsque la décision est prise d’installer des vitraux dans l’église Saint-Eugène, au milieu des années 1940, le choix de l’atelier de Guido Nincheri s’impose presque de lui-même. Car non seulement ce studio de Montréal, spécialisé dans la décoration d’églises, a-t-il le vent dans les voiles, mais il est déjà connu des Granbyens pour avoir présidé, une décennie auparavant, à la création des magnifiques vitraux et des fresques de l’église Notre-Dame.

De Florence à Montréal

Guido Nincheri naît en 1885 à Prato, une petite ville industrielle à quelques kilomètres de Florence, en Italie. Après douze ans d’études à l’Académie des beaux-arts de Florence, où il apprend le dessin, la peinture, le dessin d’ornement, la sculpture et l’architecture, Guido Nincheri s’embarque en 1913 pour l’Argentine avec son épouse, Giulia Bandinelli. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale, en juillet 1914, oblige toutefois ces derniers à interrompre leur voyage à New York. De là, le couple gagnera Boston et, quelques mois plus tard, Montréal.

À Montréal, Nincheri rencontre le vitrailliste Henri Perdriau, qui l’initie à l’art du vitrail et l’engage dans son atelier. Grâce à plusieurs contrats comme peintre-décorateur et vitrailliste sous-traitant, le jeune italien réussit à se tailler une place comme artiste-décorateur et finalement, en 1924, à ouvrir son propre atelier. Offrant des services de peinture, de décoration, de dessin de mobilier liturgique et de fabrication de vitraux, l’atelier Nincheri devient rapidement un incontournable dans le paysage de l’art religieux au Québec, engageant une dizaine d’employés. Sa réputation lui permet de poursuivre ses activités même pendant la crise économique de 1929. Dans l’après-guerre, avec le boom démographique et l’ouverture de nouvelles paroisses, l’atelier Nincheri est encore plus sollicité. Au moment de sa fermeture, en 1969, l’atelier du maître-verrier compte à son actif plusieurs milliers de vitraux réalisés pour des églises canadiennes et étasuniennes, ainsi que des centaines de contrats de décorations pour autant d’églises.

Installé grâce à une contribution financière de 500 $ d’Hector Choquette, député du comté de Shefford, le vitrail de l’Annonciation illustre la visite de l’ange Gabriel à Marie pour lui annoncer sa maternité divine. Photo Stéphane Champagne.
Le vitrail de l’Ascension, acheté grâce à un don d’Albéa Messier. Ce dernier est commerçant de bois et manufacturier de portes, président de la commission scolaire et trésorier de l’Imprimerie Rapide (La Voix de l’Est). Dans ce vitrail, l’utilisation de la perspective donne une dimension particulièrement réaliste à la scène. Photo Stéphane Champagne.
Le baptême de Jésus, une œuvre acquise en novembre 1950 grâce à un don de 800 $ de Mathilda Belisle Huot. Le mari de cette dernière, le docteur Ernest Huot, est décédé prématurément de fièvre typhoïde en 1906. Comble de malheur, la fille unique du couple, âgée de six ans, est emportée par la maladie infectieuse une semaine avant son père. Photo Stéphane Champagne.

Un financement populaire

Malgré la volonté des fidèles de la paroisse Saint-Eugène d’embellir rapidement leur église, un écart de vingt-deux ans sépare l’achat du premier vitrail, en décembre 1944, et celui des deux derniers, en août 1966. Cet écart de plus de vingt ans rend compte des importants efforts financiers consentis par les paroissiens pour défrayer les coûts de ces travaux d’embellissement.

En effet, le financement des vitraux repose presque entièrement sur les épaules des paroissiens de Saint-Eugène, qui y contribuent à travers « la part de Dieu », une enveloppe budgétaire constituée des cotisations des fidèles, et par des dons personnels. Le prix des vitraux varie de 400 $ à 4 500 $, pour un total de 19 405 $, la moitié de cette somme provenant de bienfaiteurs particuliers. Parmi ces derniers, on identifie Mathilda Bélisle, veuve du docteur Ernest Huot, Hector Choquette, député unioniste de Shefford (1935 à 1939 et 1944 à 1948), Aurèle Marquis, commerçant de bois, et Gérard Godbout, manufacturier de portes, ces deux derniers établis dans la rue Laval.

La Nativité, qu’on doit à la générosité de Gérard Davignon, est l’un de plus beaux exemples du talent de Guido Nincheri pour créer de véritables tableaux de verre. Photo Stéphane Champagne.
Le vitrail Jésus ouvrier, acheté en 1956 grâce à un don de 1050 $ de M. et Mme Aurèle Marquis. Le commerce de bois d’Aurèle Marquis se trouvait tout près de l’église, au 89, rue Laval. Photo Stépĥane Champagne.
Acheté grâce à un don de Gérard Godbout, manufacturier de portes et fenêtres dont le commerce est situé à quelques pas de l’église, le vitrail de la Tempête se démarque par la grande expressivité des visages et des corps des personnages. Photo Stéphane Champagne.

Un artiste et ses douze vitraux

Dans le vitrail de la Résurrection, qui décore le jubé de l’église, la position des corps des personnages et les plis de leurs vêtements donnent une impression de mouvement et de dynamisme. Photo Stéphane Champagne.

Le premier vitrail, installé dans le chœur en 1944, représente le pape Eugène III, à qui l’église est consacrée. Neuf autres vitraux, achetés successivement, mettent en scène des moments de la vie de Jésus et de la Sainte Famille : l’annonciation (1947), l’ascension (1948), le baptême de Jésus (1950), la nativité (1954), la tempête (1954), Jésus ouvrier (1956), la résurrection (1963), l’assomption de la vierge (1965) et l’apothéose de Saint-Joseph (1965).

Les deux derniers vitraux (1966), installés de part et d’autre de la nef, s’éloignent de la narration de la vie de Jésus pour célébrer la musique, personnifiée par Sainte-Cécile, patronne des musiciens, et par le roi David, musicien à la cour du roi Saul dans ses jeunes années. Est-ce pour souligner l’excellente qualité acoustique de l’église que ces deux derniers vitraux ont été créés? C’est fort probable.

Si les thématiques choisies par Nincheri sont classiques, inspirées de la Bible et de la tradition chrétienne, la composition des vitraux relève du style personnel de l’artiste. Car différemment des maîtres-verriers traditionnels qui tirent  leur inspiration des livres anciens, Guido Nincheri se sert de modèles vivants — membres de sa famille, employées ou volontaires — pour dessiner les personnages qui ornent ses vitraux. Ainsi, il est facile de reconnaître les visages familiers de Télesphore Dubuc, curé de la paroisse Saint-Eugène, et du docteur Ernest Huot, tous deux placés près de Jésus dans la scène du baptême.

L’assomption de Marie au ciel, installée dans le transept gauche de l’église. Lorsque la décision de commander les vitraux pour les deux transepts est prise, Nincheri est âgé de soixante-douze ans. Cela n’ébranle pas le conseil de fabrique, qui considère que « changer d’artiste, c’est complètement changer le genre de verrières dans la même église ». Photo Stépĥane Champagne

Dans les compositions de Nincheri, la dimension réaliste est renforcée par l’impression d’espace et de profondeur donnée par la perspective, alors que les jeux d’ombre et de lumière, remarquablement maîtrisés par l’artiste, accentuent la vivacité de l’œuvre. La position des corps jamais statique, l’expression des visages, les plis des vêtements et les motifs végétaux qui bordent ses créations sont autant d’éléments qui insufflent à ces dernières vitalité et réalisme.

Installé dans le transept droit, le vitrail L’apothéose de Saint-Joseph a été acheté en mai 1965, tout comme son vis-à-vis consacré à Marie. Chaque vitrail a coûté 4500 $, une somme recueillie grâce aux dons des paroissiens. Photo Stépĥane Champagne.

Chaque vitrail devient ainsi un tableau qui narre une histoire, possède une complexité artistique et un style distinctif. Le choix des couleurs, toujours très vives et souvent déclinées dans des teintes de mauve, de rose et de bleue pâle, est une autre caractéristique qui personnalise l’œuvre du maître-verrier. Elles donnent aux vitraux une luminosité qui évoque la joie et la vie et qui, ultimement, confirme que le Michel-Ange de Montréal, comme on nomme parfois Nincheri, réussit mieux que personne à animer l’art religieux.

Si on estime aujourd’hui à 180 000 $ la valeur de la collection de Saint-Eugène, sa valeur patrimoniale est certainement plus élevée. Non seulement en raison de la qualité intrinsèque de l’œuvre, mais aussi parce que ce type de création a été délaissé au rythme de l’abandon de la pratique religieuse des Québécois et qu’il se fait de plus en plus rare. L’église Saint-Eugène est donc privilégiée de posséder une collection toujours intacte de ce grand maître de la couleur et du verre.

Installé trois ans avant la fermeture de l’atelier Nincheri, le vitrail de Sainte-Cécile est fort probablement parmi les derniers réalisés par l’artiste. Photo Stéphane Champagne.
Réalisé en 1966, au même moment que le vitrail de Sainte-Cécile, son vis-à-vis, le vitrail du Roi David a été acheté grâce aux dons des paroissiens, pour la somme de 1406$. Photo Stéphane Champagne.