Paul Brunelle, ou l’audace d’une chanson
Mario Gendron
Publié le 12 octobre 2010 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Culture
Peu de gens savent qu’il existe deux versions différentes du premier succès du Granbyen Paul Brunelle, Mon enfant, je te pardonne : celle qu’on entend encore de nos jours, qui date vraisemblablement du début des années 1970, dans laquelle une mère éplorée dit pardonner à son fils de seize ans d’avoir quitté le foyer familial trop tôt pour l’amour d’une jeune fille, et la version originale, enregistrée en 1944, qui évoque plutôt les penchants homosexuels d’un homme de vingt ans comme motif de départ et cause de pardon.1 On imagine mal aujourd’hui ce qu’il a fallu de courage à Paul Brunelle pour oser aborder, dans cette première mouture, le thème de l’homosexualité, à une époque où l’on ne parlait pas de « ces choses-là ».
C’est dans le cadre de la création du site internet Portraits de la culture montérégienne, dans lequel j’avais la responsabilité, entre autres tâches, de faire l’histoire de deux géants du western québécois, Paul Brunelle, de Granby, et Willie Lamothe, de Saint-Hyacinthe, que l’enregistrement original de Mon enfant, je te pardonne a été découvert. Afin de mieux sonder l’âme de ces deux artistes, je disposais des retranscriptions de plusieurs textes de leurs chansons, tirées de différents recueils et de brochures promotionnelles, mais c’est sur le site de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec que la version sonore originale de cette chanson mythique a été retrouvée.
En 1944, Paul Brunelle enregistre les quatre premières chansons qui lancent sa carrière ( Femmes que vous êtes jolies/Les filles des prairies; Mon enfant, je te pardonne/Quand je pense à nos soldats ) et le 26 juin, il épouse Suzanne Choinière à l’église Notre-Dame de Granby. (©SHHY, collection famille Brunelle, CN036)
Parmi les chansons de Paul Brunelle, Mon enfant, je te pardonne occupe une place à part, non seulement parce qu’elle a littéralement lancé la carrière du cowboy au chapeau blanc, mais aussi parce qu’elle a été l’objet de plusieurs interprétations, en plus de faire partie de cinq compilations de Brunelle parues depuis 2002. Or la version que Renée Martel et d’autres artistes interprètent depuis plusieurs années, et qu’ils croient sans doute être une reprise de celle de 1944, diffère considérablement de cette dernière. Ces différences, loin d’être cosmétiques, modifient le sens même du message de l’auteur. Après écoute de l’enregistrement original, Francine Brunelle, la fille aînée du chanteur, m’a confirmé tout ignorer de cette première version et des raisons qui ont conduit son père à la modifier.
Le refrain demeure inchangé :
Mon enfant je te pardonne
Reviens vite auprès de moi
Reviens vite que je te donne
Les doux baisers d’autrefois
J’oublierai toutes mes peines
Les ennuis et les tourments
Tu auras toujours quand même
Le pardon de ta maman
Les modifications apportées par Brunelle au texte de 1944 concernent les lignes deux, trois et quatre du premier couplet. La version du début des années 1970, qu’on connaît davantage, va comme suit :
J’étais heureux au logis maternel
Un soir j’avais à peine mes seize ans
Quand j’ai connu l’amour d’une jeune fille
J’ai préféré son cœur à ma maman
Depuis que j’ai quitté ma bonne mère
La nuit je la vois qui me tend les bras
Elle m’apparaît si triste et solitaire
J’entends sa voix qui murmure tout bas
(Refrain)
Le texte original est porteur d’un tout autre sens. Les mots remplacés ont été mis en gras.
J’étais heureux au logis maternel
Un soir j’avais à peine mes vingt ans
Je connus l’amour d’un petit garçon
J’ai préféré mon maître à ma maman
Ces quelques mots changent non seulement le sens de la chanson, mais ils lui redonnent de la cohérence en rétablissant un équilibre logique entre l’acte qui a été commis – on devine qu’il s’agit d’une relation homosexuelle — et le thème du pardon chez la mère (« Tu auras toujours quand même/le pardon de ta maman »). Dans la deuxième version, au contraire, il semble peu probable que le départ d’un jeune homme de 16 ans du foyer familial pour « l’amour d’une jeune fille » puisse provoquer un drame de cette envergure.
Pour qui connaît Paul Brunelle, rien de surprenant à le voir aborder une question aussi délicate que l’homosexualité, même à une époque où l’homophobie règne en maître au Québec. Car au cours de sa prolifique carrière d’auteur compositeur, l’homme n’a jamais hésité à évoquer les préoccupations du peuple des campagnes et des villages du Québec, à dénoncer les conditions de travail dans les mines d’Abitibi ou, encore, la maltraitance des enfants. Là réside sans doute l’affection toute particulière que les « gens ordinaires » ont toujours manifesté à Paul Brunelle.
Dans Mon enfant, je te pardonne, l’intervention de Paul Brunelle dans la question homosexuelle se limite toutefois à en évoquer l’existence, sans tenter d’en comprendre les implications. Les propos du protagoniste, qui finalement avoue regretter « cette folie », marquent une frontière que le compositeur, manifestement, a décidé ne pas franchir et, si la mère assure son fils qu’il « aura toujours quand même le pardon de [sa] maman », sa compassion ne va pas jusqu’à comprendre et accepter la condition de ce dernier, attendu que le pardon implique une faute.
Il reste enfin à connaître les raisons qui ont incité Paul Brunelle à enregistrer, au début des années 1970, une nouvelle version de Mon enfant, je te pardonne. Sans doute considérait-il qu’après 25 ans, la Révolution tranquille et le bill omnibus, le sujet avait perdu de sa pertinence. Quoi qu’il en soit, la mise au jour de l’enregistrement original de Mon enfant, je te pardonne ajoute à la compréhension de cet auteur-compositeur unique.
- À propos de Paul Brunelle, voir aussi Mario Gendron. (2003). Paul Brunelle, un cow-boy de chez nous. L’historien régional, vol. 3 (no. 4), p. 1. ↩︎