Quand le peuple se fait justice
En 1871, un groupe de citoyens de Granby prend l’initiative d’exercer des représailles dignes du Far West à l’encontre d’un voyageur soupçonné d’indécence. Cet événement exceptionnel mobilise l’attention de la presse et du public et illustre toute la difficulté d’exercer la loi dans un village où les forces de l’ordre sont inexistantes, la création de…
En 1871, un groupe de citoyens de Granby prend l’initiative d’exercer des représailles dignes du Far West à l’encontre d’un voyageur soupçonné d’indécence. Cet événement exceptionnel mobilise l’attention de la presse et du public et illustre toute la difficulté d’exercer la loi dans un village où les forces de l’ordre sont inexistantes, la création de la police municipale de Granby datant de mai 1880. Pour autant, les autorités judiciaires du district de Bedford n’entendent pas laisser la population se faire justice elle-même, comme cela se passe souvent dans l’Ouest américain, où les redresseurs de torts des régions sauvages jouissent d’une impunité totale.
John Mills est un correspondant du Globe de Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, qui parcourt le pays, s’arrêtant dans les villages pour faire des lectures à l’intention d’un public toujours en quête de divertissement. À Granby, qui compte près de 900 habitants en 1871, dont la moitié est anglophone, Mills prévoit se produire à l’hôtel de ville le vendredi 1er septembre au soir. Or, plus tôt cette journée-là, la rumeur se répand que le voyageur lecteur se serait rendu coupable de certaines familiarités avec des jeunes filles. Plus le jour avance, plus la rumeur grossit, si bien que le soir venu, une partie de la population se trouve dans un état d’excitation avancé. Une vingtaine d’hommes, menés par quelques notables, Samuel Butterworth, Alonzo Griggs, le docteur David Green et Samuel Vilas, décident alors de punir et de chasser l’indésirable de Granby. Les justiciers improvisés conviennent d’intervenir après que Mills ait débuté sa lecture, considérant sans doute que cela faciliterait sa capture; mais, conséquence de leur irruption bruyante dans le hall de l’hôtel de ville, l’homme réussit à s’échapper et à se réfugier dans une maison du bas du village, où on le rejoint et l’en expulse. En proie à la vindicte populaire, Mills est alors roué de coups, dénudé, enduit de goudron et de plumes, puis, malgré ses cris et ses supplications, exhibé dans la rue Principale.
Le maire J.G. Cowie, alerté par le tumulte, décide courageusement d’intervenir en faveur de Mills, dont certains commencent à craindre qu’il ne soit mis à mort. Armé de la seule autorité que lui confèrent ses titres de maire et de juge de paix, usant de persuasion mais aussi de menaces, J.G. Cowie négocie sans relâche avec les ravisseurs jusqu’à ce qu’ils libèrent leur victime. L’émeute risquant de reprendre à tout moment, le maire prend alors l’initiative de verser 25 $ à Mills et de le faire accompagner à Saint-Pie dans les plus brefs délais. Aussitôt le calme revenu, plusieurs citoyens respectueux des lois, témoins silencieux de cette terrible affaire, réclament une sanction pour les comportements des émeutiers, n’hésitant pas à les comparer à ceux du Klu Klux Klan, la tristement célèbre organisation suprématiste blanche fondée en 1865 dans le sud des États-Unis.
Les quatre meneurs présumés du rapt sont arrêtés et emprisonnés à Sweetsburg (Cowansville), où leur procès a lieu moins de deux semaines après les événements. Ces derniers ayant plaidé coupables aux accusations qui pèsent contre eux, le juge Samuel Willard Foster peut rendre immédiatement son jugement. «En raison de votre inqualifiable et honteuse conduite, c’est tout le village de Granby qui est tombé en disgrâce», dit-il en préambule. Le juge rejette ensuite les arguments des accusés voulant que le maire Cowie ait agi de façon illégale, le félicitant plutôt d’être intervenu de manière énergique, sauvant ainsi non seulement la vie de John Mills, mais évitant peut-être, par le fait même, la pendaison aux accusés. Au passage, le juge Foster déplore que plusieurs notables de Granby, dont des ecclésiastiques, aient déposé une pétition à la Cour afin que les accusés soient exemptés de tout blâme, une démarche inutile d’ailleurs, ces derniers s’étant déclarés coupables.
Le juge Samuel Willard Foster. (Erastus G. Pierce. (1917). Men of Today in the Eastern Townships. Sherbrooke Record Company Publishers, p. 163)
Reprenant le fil des événements qui ont conduit à l’un des «crimes les plus disgracieux et dangereux connus», le juge s’attarde à souligner la cruauté des accusés, restés insensibles aux suppliques de Mills, et les condamne pour s’être autoproclamés policiers, juges et bourreaux, enlevant ainsi à leur victime le droit inaliénable d’être jugé devant les tribunaux, un droit «dont les prévenus eux-mêmes profitent aujourd’hui», ajoute le magistrat.
Mais comme il s’agit pour eux d’une première offense, le juge Foster considère comme excessif d’infliger aux quatre hommes la disgrâce de l’emprisonnement et les condamne plutôt à une amende d’un peu plus de 30 $ chacun, assortie d’une garantie de 1 500 $ de garder la paix pour un an, une somme considérable pour l’époque. La dernière recommandation du juge Foster est sans équivoque quant à la principale faute des condamnés : «Par-dessus tout, n’oubliez jamais que nul n’a le droit d’exercer lui-même justice». Quant au journaliste John Mills, aucune accusation ne sera jamais portée contre lui.