Un travailleur de la Payne Cigars raconte
Le texte qui suit est la retranscription d’une entrevue que M. Arthur Morris, ancien cigarier chez J. Bruce Payne, nous accordait en 1981. Doté d’une surprenante mémoire, malgré ses quatre-vingt-quatorze ans, l’homme avait alors livré un précieux témoignage sur une entreprise de Granby assez peu connue.
Le texte qui suit est la retranscription d’une entrevue que M. Arthur Morris, ancien cigarier chez J. Bruce Payne, nous accordait en 1981. Doté d’une surprenante mémoire, malgré ses quatre-vingt-quatorze ans, l’homme avait alors livré un précieux témoignage sur une entreprise de Granby assez peu connue. Trente-sept ans plus tard, ses propos n’ont rien perdu de leur pertinence. M. Morris est décédé le 4 juillet 1988, à l’âge de cent ans et six mois.
La Payne Cigars, de son nom familier, fut fondée à Granby en 1886 par les entrepreneurs Savage et McCanna, puis rachetée par George Payne, J. Bruce Payne et M. MacFarlane en 1889; l’entreprise fermera ses portes au début des années 1930. Au tournant du XXe siècle, 110 travailleurs, dont beaucoup de femmes et d’enfants, y produisent à la main 12 000 cigares par jour en moyenne. La Payne Cigars est alors la deuxième plus grande manufacture du genre au Canada. Les cigariers, au nombre d’environ 70, constituent la cheville ouvrière de la manufacture. Après une période d’apprentissage de trois années, il leur revient d’assurer la fabrication des quelque trois millions de cigares que l’usine produit annuellement. La semaine de travail dure généralement cinquante-cinq heures, étalée sur six jours. La manufacture de J. Bruce Payne assure une partie de sa production avec du tabac cultivé à Joliette et à Saint-Césaire, mais les cigares de luxe sont toujours fabriqués avec du tabac de la Havane.
Q : M. Morris, quand et où êtes-vous né?
R : À Granby, sur la rue Court, en 1888.
Q : De quelle nationalité êtes-vous?
R : Irlandais de père et de mère. Mes grands-parents maternels venaient directement d’Irlande.
Q : Vers quelle époque sont-ils arrivés au pays?
R : Difficile à dire… Ma mère est née dans l’État du Maine, à Augusta. C’est ensuite qu’ils décidèrent de venir à Granby.
Q : Votre père et votre mère se sont-ils mariés aux États-Unis?
R : Non, à Granby.
Q : Et votre père, lui, d’où venait-il?
R : En autant que je sache, mon père est né ici, à Granby, dans les campagnes du nord. Je sais qu’après il a été travailler aux États-Unis. Mais pour commencer, c’est lui qui avait la charge de déblayer la neige l’hiver à Granby, avec une charrue et un cheval. Après cela, il est allé travailler dans une manufacture de rubber, de caoutchouc, qui appartenait à M. Miner. C’était en bas de la ville. Mon père a travaillé là plusieurs années. Il est mort jeune, à 57 ans.
Q : Monsieur Miner possédait-il d’autres propriétés?
R : Oui, je me rappelle du moulin à farine sur la rue Mills, où mon oncle travaillait. Il appartenait à M. Miner.
Q : N’avait-il pas une tannerie également?
R : Oui, la tannerie… Je me souviens quand elle a passé au feu. J’étais jeune garçon, je devais avoir une douzaine d’années. Ce soir-là, il y avait une fête sur la rue Queen ou Young ; c’était un monsieur Lynch qui fêtait son anniversaire de mariage. À un moment donné, on a entendu la vieille cloche qui avertissait quand il y avait un feu. On est sortis et Granby était tout illuminée et la tannerie était en feu. C’est à peu près dans ce temps-là qu’a été construite la Miner Rubber. Attendez, vers 1907.
Q : Et votre père, que faisait-il chez Miner?
R : Il taillait le caoutchouc pour les claques et les bottes.
Q : Gagnait-il bien sa vie?
R : Il travaillait au morceau, alors plus il en faisait, plus la paye était grosse. On n’a jamais manqué de manger. On était pauvres, mais on vivait bien.
Q : Et à quel endroit alliez-vous à l’école?
R : Chez les frères Maristes, sur la rue Saint-Joseph. J’avais à peu près huit ans. Je vous dis que les journées étaient bien remplies. Si on voulait avoir des points de surplus, il fallait aller à la messe le matin. Après la messe, on avait nos études jusque vers 7 h 30, suivies du déjeuner et du retour en classe pour 8 h 30. Ensuite, il y avait le dîner et la classe dans l’après-midi. Puis à quatre heures, on « collationnait » et on revenait à 5 h pour travailler jusqu’à 6 h 30 à l’étude. Ensuite, on retournait chez nous.
Q : Et votre mère, à quel endroit a-t-elle étudié?
R : Ici, à Granby. Vous savez la vieille bâtisse en face de la Banque Nationale, juste au coin de Principale et Centre, où est la biscuiterie Maurice. C’est là qu’elle a fait ses études.
Q : Il y avait une école là?
R : Oui, une école anglaise. D’ailleurs, mon père et ma mère ne parlaient pas le français.
Q : Et vous, jusqu’à quel âge avez-vous fréquenté l’école?
R : J’ai fini d’aller à l’école à l’âge de treize ans.
Q : Qu’avez-vous fait ensuite?
R : Je suis allé travailler chez Bruce Payne… Le 28 août 1901. C’était à la veille que les classes recommencent. Mon père et ma mère m’ont laissé faire.
Q : Est-ce que cela vous tentait de commencer à travailler?
R : Oui, j’aimais ça faire des cigares, c’était un bel ouvrage. J’aimais ça. Mais au début, je ne faisais qu’ « écotonner » le tabac, ôter le coton. Mais il y a beaucoup d’autres opérations dans la fabrication d’un cigare : il y avait ce qu’on appelait le filler qui provenait de La Havane et qui allait en dedans du cigare. Après cela, on roulait le tout avec la robe pour finir le cigare. Pour faire le bunch, il fallait mettre le filler dans notre main et s’assurer qu’il soit bien uni, pas trop serré; et après que le bunch était fait, on le roulait avec la robe. L’important, quand le boss passait, c’était qu’il n’y ait pas de petits trous nulle part. Il était très pointilleux là-dessus. Et même si les machines ont pris la place des cigariers, il y a des trous dans tous les cigares faits à la machine. C’est rare que je vais fumer un cigare aujourd’hui et que je ne trouverai pas aucun défaut dans sa fabrication. J’en ai fait durant dix-sept ans, alors, je connais ça.
Q : Et les vôtres n’avaient pas de trous?
R : Il ne fallait pas. Quand ça arrivait, le boss nous disait : « Penses-tu qu’un homme qui a payé 10 ¢ va être content? » Ça se fumait pareil, mais ça se fumait plus vite.
Q : Et quelles étaient les marques de cigares vendues par Payne?
R : Attendez un peu… Le Pharaoh, un cigare à 10 ¢ fait entièrement à la main, le Granby Smelter, ça, c’était un cigare pas mal long… Le Robin Hood, la Marguerite, etc.
Q : Et le meilleur?
R : C’était le Cuban Work, qui était 100 % Havane. Les autres, comme le Pharaoh, même si c’était un sapré bon cigare, n’étaient pas faits à 100 % de tabac de la Havane. Mais le Cuban Work, c’était un beau cigare bombé auquel on roulait un morceau de soie sur le tip pour qu’il soit aussi mince que possible. Après que c’était paqueté, c’était beau à voir. Ça, c’était le cigare le plus cher qu’on faisait.
Q : À quel endroit ces cigares étaient-ils vendus?
R : Partout dans la province, par des voyageurs qui travaillaient pour M. Payne. Mais il y avait aussi le fruit show, qui avait lieu après la fête de travail, à l’endroit où est située aujourd’hui l’école Parkview. C’était une exposition de toutes sortes de légumes, de fleurs et monsieur Payne avait là un exibit de cigares.
Q : Mais, si j’ai bien compris tantôt, tout au long des étapes de la fabrication d’un cigare on se servait de feuilles de tabac de différentes formes ?
R : C’est ça. Les robes étaient roulées ensemble en paquets et les enveloppes roulées d’une autre façon. On était supposé faire cent cigares avec un paquet d’enveloppes et un paquet de robes. Si on arrivait trop en dessous, on payait du stock. On payait la différence. Moi je n’ai jamais eu à payer du stock, pas parce que j’étais plus habile que les autres, mais parce que je faisais très attention. Si on faisait cinquante cigares et qu’ils pesaient au-dessus du poids réglementaire, ça voulait dire qu’on avait pris trop de stock pour les faire. Il y en avait même qui étaient pas mal wise : quand ils voyaient qu’ils étaient pour arriver en dessous dans leur stock, ils faisaient semblant de culbuter et ils mettaient la main dans la boîte où les filles avaient mis leurs paquets de tabac et ils s’en allaient avec un paquet.
Q : Et combien étiez-vous payés?
R : Dans ce temps-là, ça prenait trois ans pour apprendre le métier de cigarier. Mais je savais faire des cigares avant trois ans. Après qu’on avait notre métier, c’était payé 8 $ du mille, 80 ¢ du cent. Sauf en hiver, à partir du 1er novembre, là ils baissaient notre salaire à 7 $ du mille, par rapport qu’il fallait qu’on paye pour faire chauffer l’usine. Mais les apprentis, pour commencer, il fallait qu’on achète nos outils. On peut dire que pour quelques semaines, on travaillait juste pour payer nos outils qui pouvaient valoir de 4 $ à 5 $, quelque chose de même. Il y avait une grosse planche épaisse en bois dur qui était fabriquée à Cincinnati dans l’Ohio; c’est là-dessus qu’on taillait nos robes et qu’on roulait nos cigares. On achetait également une autre machine pour couper les cigares à la bonne longueur et un couteau qui servait surtout à tailler les robes. Ils nous ôtaient 75 ¢ par semaine pour payer ces outils-là. Je ne m’en souviens pas au juste, mais on ne devait pas avoir beaucoup plus de 2 $ par semaine pour commencer.
Q : 2 $ par semaine les trois années d’apprentissage?
R : Pas pour les trois ans, non, non. À quatorze ans, je gagnais 1,25 $ par jour et j’étais juste à ma deuxième année. C’est-à-dire 5 $ du mille.
Q : Mais qui vous l’enseignait ce métier?
R : Le contremaître, le teacher, comme on dit. C’est lui qui nous montrait. On le regardait faire et puis après il nous veillait. Mais les premiers cigares qu’on faisait comme on apprenait c’étaient de la scrap, juste des feuilles sèches. On apprenait avec du tabac cheap. Après deux ou trois mois, on était capable de se servir de tabac plus long. Mais tout ça était fait au moule : on faisait le bunch et on le mettait dans le moule et on roulait le cigare. Ça, c’était un cigare au moule. Après six mois on était capable de faire des cigares à la main et on arrêtait de travailler au moule. Mais les filles, elles, travaillaient toujours au moule. Parce qu’il y avait des femmes qui faisaient des cigares. Elles connaissaient bien leur métier eux autres aussi.
Q : Mais pourquoi ne pouvaient-elles pas les faire à la main?
R : Elles auraient pu le faire.
Q : Et parmi les cigariers, il y avait beaucoup de femmes ?
R : Attendez. Tous ensemble, les hommes d’affaires, les cigariers, les femmes qui « écotonnaient », on devait être une centaine. Là-dessus, il devait y avoir de 60 à 75 cigariers, dont à peu près la moitié était des femmes.
Q : Quel pouvait être le salaire des femmes?
R : Je ne sais pas trop. Dans ce temps-là, les femmes gagnaient toujours un petit peu moins cher que les hommes. Je me souviens que les « écotonneuses » étaient payées à la livre. Les paqueteuses, en bas… admettons qu’elles étaient payées à peu près 75 % du salaire d’un homme. En tout cas, c’est à peu près mon idée.
Q : Et comment la production était-elle organisée? Comment la manufacture était-elle construite?
R : Elle était en bois avec une addition en briques pour sweater le tabac qui provenait de Saint-Césaire et de Joliette. Ou, si vous voulez, pour faire sécher le tabac, pour ôter le grand fort qu’il y avait dedans. Dans l’usine comme telle, sur le plancher des cigariers (au 1er), on avait chacun notre table pour travailler. C’étaient des grandes tables, divisées pour qu’on ait tous notre emplacement. Là-dessus on mettait notre tabac et nos outils pour faire des cigares. Il devait y avoir une quinzaine de rangées ; le reste de la place était pour les filles qui « écotonnaient ». En haut, au deuxième, c’était pour faire sécher le filler pour qu’il soit prêt à travailler. À sa sortie du sweat, on l’étendait par terre, mais il ne fallait pas qu’il devienne trop sec, parce que cela n’aurait fait que de la scrap. Cet étage-là était fait exprès pour mettre le tabac en ordre afin qu’il soit travaillé. On appelait ça le process. En bas, c’était pour les filles qui faisaient le paquetage et pour le bureau de M. Payne.
Q : Il n’y avait donc pas aucune machine dans cette manufacture ?
R : Non, il n’y avait aucune machine1 du temps que j’ai travaillé là, et je crois même que monsieur Payne n’a jamais eu des machines. Ce qui arrivait, voyez-vous, c’est que d’autres compagnies avaient des machines et elles pouvaient vendre à meilleur marché. Ça fait que les voyageurs de M. Payne avaient de la misère à faire des ventes parce que les cigares qui étaient faits à la main coûtaient plus chers. M. Payne, lui, n’était même pas équipé pour avoir des machines. On était éclairé à l’électricité, mais c’est tout.
Q : Combien de cigares un bon ouvrier pouvait-il rouler par jour?
R : Certains étaient plus vites que d’autres comme de raison, mais cela jouait entre 250 et 300 cigares.
Q : Combien d’heures par semaine travailliez-vous?
R : Dix heures par jour et puis le samedi avant-midi, 55 heures par semaine. Mais à partir du mois d’octobre, on travaillait le soir parce qu’il se vendait beaucoup plus de cigares durant le temps des Fêtes. On travaillait une couple d’heures de plus chaque soir, ça nous faisait plus d’argent.
Q : Durant les dix-sept années que vous avez travaillé pour Payne, est-ce que votre salaire a augmenté?
R : Non, il a toujours été de 8 $ du mille cigares.
Q : Y a-t-il déjà eu des tentatives de syndicalisation?
R : Non, pas vraiment. Mais je me souviens qu’une fois, je n’étais qu’apprenti dans le temps, je suis arrivé pour travailler le matin et la police était là. À un moment donné, on a su que c’était parce que les compagnons avaient demandé plus cher. Ils voulaient faire la grève. Ça n’a pas duré tellement longtemps, peut-être une couple de semaines. Après, il y a eu une assemblée avec M. Payne qui leur a expliqué ses dépenses. Qu’il ne pouvait pas faire mieux pour le moment. Tout le monde est retourné à son travail et tous avaient l’air content que ça soit fini2.
Q : Et, en 1918, pourquoi avez-vous quitté la Payne Cigars et où êtes-vous allé travailler?
R : Comme je vous l’ai dit tantôt, la concurrence était forte dans le cigare et je savais qu’il n’y avait pas d’avenir dans ce métier-là : alors, je me suis fait engager à l’Imperial Tobacco, pour laquelle j’ai travaillé dans le shipping jusqu’à ma retraite, en 1950.
Q : Mais, en fin de compte, est-ce que c’était dur le métier de cigarier?
R : Non, non, j’aimais ça, faire des cigares.
Les propos de M. Morris ont été recueillis par Daniel Beauregard lors de deux entrevues réalisées en 1981. Mario Gendron a conçu le questionnaire et effectué la recherche historique.
- « La machine consiste en un bocal de cuisine qu’on remplit de tabac; au bas du bocal une porte s’ouvre à chaque mouvement de la machine et par cette porte tombe dans un moule la quantité de tabac nécessaire pour faire un cigare. Ce tabac est roulé à l’instant, dans l’enveloppe, qu’une jeune fille fournit à la machine. Le cigare se roule dans une bande de toile par un mécanisme que ressemble à celui des petites machines à cigarettes que tout le monde connaît.» Tiré de « Les cigariers », La Presse, 23 février 1888. Cité par Fernard Harvey, Révolution industrielle et travailleurs, Boréal Express, p.103. ↩︎
- Un bref article nous informe sur la sévérité des conditions de travail imposées dans l’industrie à cette époque : « François Sénéchal, un employé de chez Payne Bros. and McFarlane Cigars Manufacture fut arrêté mardi dernier pour avoir refusé d’obéir aux ordres de son contremaître et pour avoir quitté son emploi. L’affaire a été amenée devant messieurs Vittie, Paré et Lincoln qui, après délibération, acquittèrent le prisonnier, mais en lui faisant bien promettre de retourner travailler immédiatement et, à l’avenir, d’obéir aux ordres ou de présenter un certificat médical attestant de son incapacité à accomplir son travail. » The Granby Leader Mail, 31 mars 1892. ↩︎