Une usine de bombes fumigènes à Granby

On comprend davantage le rôle et l’utilité du Smoke Generator lorsqu’on le voit fonctionner, comme ici. (Fonds du ministère de la Défense nationale, Belgium, 13 Oct. 1944, Bibliothèque et Archives Canada, numéro d’acquisition 1967-052 NPC, numéro de la pièce (créateur) : 41533, numéro de reproduction a167998-v6)
On comprend davantage le rôle et l’utilité du Smoke Generator lorsqu’on le voit fonctionner, comme ici. (Fonds du ministère de la Défense nationale, Belgium, 13 Oct. 1944, Bibliothèque et Archives Canada, numéro d’acquisition 1967-052 NPC, numéro de la pièce (créateur) : 41533, numéro de reproduction a167998-v6)

Robert Nahuet

Publié le 11 juin 2014 | Mis à jour le  11 novembre 2024

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En Europe, la Deuxième Guerre mondiale fait rage depuis 1939. Engagée dès le début du conflit, la Grande-Bretagne multiplie les efforts pour enrayer l’expansion allemande; en mars 1942, elle demande au Canada de participer à l’effort de guerre, notamment par la fabrication de matériel militaire. L’Histoire de Granby évoque les conditions locales de cette participation.

« À un moment ou à un autre, la plupart des industries de Granby s’engagent dans la production militaire. La Miner Rubber, par exemple, fabrique des masques à gaz, des toiles et des bottes de caoutchouc, tandis que l’Elastic Web, dont le nombre de travailleurs passe de 350 en 1938 à plus de 750 au cours du conflit, produit des toiles pour le camouflage, des harnais pour les parachutes et bien d’autre matériel de guerre. En 1942, la construction par la Allied War Supplies Corporation, une compagnie de la Couronne, d’une usine de bombes fumigènes sur la rue Maisonneuve permet l’embauche de 600 travailleurs. La gestion de cette usine est confiée à la Miner Rubber. La même année, l’organisme gouvernemental ouvre une petite manufacture d’hélices d’avions, la Granby Aircraft Corporation, dans l’édifice de l’entreprise Barré & Charron. »1

Les bombes fumigènes sont généralement utilisées soit pour masquer certaines positions stratégiques à l’adversaire, soit pour lui dissimuler des mouvements de troupes. En 1942, la Macdonald Chemicals Limited, de Waterloo, fabrique déjà ce type de bombes, mais l’entreprise ne peut pas répondre à elle seule à la demande britannique, qui se chiffre en millions d’unités. Comme la Miner Rubber prévoit, à la même époque, licencier du personnel en raison du manque d’approvisionnement en caoutchouc brut et que, de plus, elle possède un certain nombre de presses pouvant être adaptées à la production de bombes fumigènes, l’entreprise de Granby semble toute désignée pour combler les besoins militaires. Un incendie au Projet no 34 de Waterloo (Macdonald Chemicals), le 22 avril 1942, fait définitivement pencher la balance en faveur de la Miner Rubber.

Les installations de l'usine de bombes fumigènes, de la rue Guy, toujours en place, en 1950.
Les installations de l’usine de bombes fumigènes de la rue Maisonneuve, toujours en place, en 1950.

Au nom du ministère canadien de la Défense, le service des propriétés de la Allied War Supplies identifie, au début de mai 1942, des terrains près de la ville de Granby, au coût de 1.19 $ le pied carré, pour construire un nouveau complexe industriel. L’incendie de l’usine de la Macdonald Chemicals de Waterloo a fait réaliser aux responsables qu’il vaut mieux s’éloigner quelque peu des zones habitées. L’emplacement a aussi été choisi parce que la Ville de Granby s’est engagée à fournir à ses frais les services d’eau, d’aqueduc et d’égout et à construire un chemin en gravier jusqu’à la propriété. L’usine proposée pour le Projet no 45 serait la propriété unique et complète du gouvernement canadien et aurait une capacité de 350 000 bombes fumigènes de 2 pouces par mois, le processus complet de fabrication devant y être réalisé. Les coûts de la construction des bâtiments sont évalués à 149 000 $, alors qu’une somme de 194 000 $ est réservée pour l’équipement et la machinerie, pour un total de 343 000 $.

Construction de l’usine

Le terrain officiellement acquis le 23 mai 1942, la construction des bâtiments s’enclenche aussitôt et est complétée au cours de la troisième semaine de mai 1943. Les principaux entrepreneurs sont H. E. Bernier pour les bâtiments et H. J. Sorensen pour l’électricité, tous deux de Granby. Si la Miner Rubber est maître d’œuvre du chantier, c’est la Allied War Supplies qui supervise les travaux. Près d’une centaine de travailleurs, en majorité des charpentiers et des journaliers, œuvre à la réalisation du projet. Les horaires de travail et les salaires sont fixés par la National War Board. Ainsi, les charpentiers gagnent 60 cents de l’heure et les journaliers 35 cents.

Production de matériel fumigène

Deux produits distincts sont fabriqués à l’usine de munition de la Miner Rubber : une bombe fumigène de deux pouces (modèles Trench Mortar et Thrower) et le Smoke generator no 24 (dorénavant générateur de fumée no 24). Dans l’impossibilité d’en référer directement à un plan2, il serait inutile de présenter ici une description détaillée de l’usine et des divers ateliers.

La bombe fumigène de deux pouces Trench Mortar. Source : http://www.warrelics.eu/forum/ordinance-ammo/british-2-red-smoke-mortar-shell-3346/
La bombe fumigène de deux pouces Trench Mortar.

La Trench Mortar (mortier de tranchée) se compose d’un cylindre métallique de deux pouces de diamètre et de 5 ¾ pouces de longueur, surmonté d’une pointe avant en métal, à l’intérieur duquel on presse 17 onces d’un mélange fumigène de trois ingrédients, avant d’y ajouter l’allumage et le retardateur (delay assembly). L’autre extrémité de la bombe fumigène est scellée par un adaptateur sur lequel se trouve une queue à six ailettes. La partie centrale de la queue tubulaire possède plusieurs trous. Une cartouche de 50 grains, insérée dans la queue de l’engin, est retenue en place grâce à un couvercle troué, orifice par lequel l’artificier peut procéder à la mise à feu. À ses débuts, cependant, l’usine fabrique surtout la bombe Thrower, utilisée par les chars d’assaut et autres véhicules blindés. Ce type de bombe fumigène est de la même catégorie que la Trench Mortar, sauf que la Thrower n’exige pas de retardateur.

Le générateur de fumée no 24 se présente sous la forme d’un contenant d’environ 8 pouces de diamètre et de 12 pouces de hauteur qui renferme 34 livres d’un mélange de poudres. Ce réceptacle se termine à une extrémité par un embout vissé. Le mélange d’ingrédients fumigènes se compose d’hexachloroéthane, de siliciure de calcium, d’oxyde de zinc et de nitrate de potassium. Ces produits sont conservés en vrac dans les bâtiments attenants à ceux réservés à la fabrication du générateur de fumée. Puisqu’il ne s’agit pas d’un projectile, les composants fumigènes sont versés dans le contenant puis comprimés successivement. Selon le type de matériel fumigène utilisé, le contenant pouvait peser entre 32 et 36 livres.

Cette photo permet de voir les contenants du Smoke Generator no 24, identiques à ceux produits à l’usine de munition de la Miner Rubber. Source : Fonds Office national du film du Canada, Division de la photographie, Montréal (Québec), mai 1944. Bibliothèque et Archives Canada, numéro d’acquisition 1971-271 NPC, numéro de la pièce (créateur) : WRM 4493, numéro de reproduction e-000762140.
Cette photo permet de voir les contenants du Smoke Generator no 24, identiques à ceux produits à l’usine de munition de la Miner Rubber. (Fonds Office national du film du Canada, Division de la photographie, Montréal (Québec), mai 1944. Bibliothèque et Archives Canada, numéro d’acquisition 1971-271 NPC, numéro de la pièce (créateur) : WRM 4493, numéro de reproduction e-000762140)

Main-d’œuvre et salaires

L’ensemble du personnel de l’usine de bombes fumigènes vient essentiellement de la région de Granby. Quant au noyau dur de cette main-d’œuvre, il est constitué d’employés de la Miner Rubber qui, précédemment, œuvraient à la fabrication de produits en caoutchouc. La majorité de ces ouvrières et ouvriers, dont le nombre atteint respectivement 75 et 200 entre 1942 et 1945, ont déjà l’expérience du travail en usine.

En 1943, le salaire horaire des employés de la fabrique de munitions de la Miner Rubber est de 43 cents pour les hommes et de 33 cents pour les femmes. À la suite d’un arrêt de travail, en août 1943, les salaires sont majorés : 45 cents l’heure pour les hommes, 35 cents pour les femmes.  Selon le rapport de la Allied War Supplies Corporation, il s’agit des salaires les plus élevés autorisés par la Regional Labour Board.

Pour vérifier l’importance des salaires des ouvriers œuvrant à la fabrication de munitions, comparons-les à ceux attribués en 1942 aux ouvriers de la Miner qui travaillent à la fabrication des produits en caoutchouc dans différents ateliers.

  • Ouvriers de l’atelier mécanique (Machine shop), entre 38 et 55 cents l’heure;
  • Ouvriers de la coat bay, entre 25 et 36 cents l’heure;
  • Ouvriers du spreader, entre 32 et 36 cents l’heure;
  • Ouvriers lasters bay, entre 32 et 36 cents l’heure3.

Cette comparaison indique que si le salaire des hommes travaillant à l’usine de munitions se situe nettement en haut de l’échelle, avec plus de 40 cents l’heure, celui des femmes s’avère assez semblable à celui payé dans l’usine de caoutchouc.

Notes sur les relations de travail

Durant la Deuxième Guerre mondiale, selon la législation canadienne sur les prix et les salaires : « Toute grève est interdite avant la fin d’une période obligatoire de conciliation. »4 Malgré tout, de 1941 à 1944, le nombre annuel des débrayages est presque quatre fois plus élevé qu’au cours de la décennie précédente5. L’année 1942 marque un sommet au Québec, avec 133 arrêts de travail. Par ailleurs, en 1943, le recrutement de main-d’œuvre féminine connaît des problèmes au sein des usines de munitions.6 Mais à Granby, le manque de main-d’œuvre est généralisé.

Le 5 avril 1943, un ouvrier de l’usine de munitions de la Miner Rubber, Exhurie Ménard, incite les autres travailleurs à ralentir la production. Accusé d’avoir nui à l’effort de guerre, il est aussitôt renvoyé par la direction de l’usine et, après une enquête de la GRC, il est poursuivi en justice. Le procès se tient à Sweetsburgh (Cowansville) et le verdict est établi en faveur du travailleur.

Quelques mois plus tard, le 4 août 1943, les employés de l’atelier de presse (press room) arrêtent le travail, exigeant une augmentation de 5 cents l’heure. Ils retournent cependant aussitôt au travail, après avoir obtenu l’engagement de la direction de l’entreprise d’obtenir une augmentation de 2 cents dès le lendemain.

  1. Mario Gendron, Johanne Rochon, Richard Racine, Histoire de Granby, Granby, Société d’histoire de la Haute-Yamaska, 2001, p. 229-230. À la page 503, note 11, on peut lire aussi : « La production de guerre ayant parfois des exigences particulières, l’École des arts et métiers dispense, à partir de septembre 1943, des cours techniques pour les besoins des industries locales. Les cours sont offerts aux hommes et aux femmes non assujettis au service militaire. À ce propos, voir La Voix de l’Est du 3 février, 14 avril et 26 mai 1943. » ↩︎
  2. La SHHY possède une carte de l’usine, alors à l’état de projet, sur laquelle on dénombre 45 bâtisses; cependant, un rapport de la Allied War Supplies en identifie 52. Plan showing two inch smoke bomb plant – Miner Rubber Company Limited – Allied War Supply CorporationProject no. 45 Granby, Quebec. Granby, Quebec, June 10, 1942. Plan layout: by Ralph P.H. Allan. Relayed out by: Leon Desrochers, Civil Engineer, Quebec Land Surveyor. ↩︎
  3. Source : Fonds de la Miner Rubber Company Limited, Pay Roll, Octobre 1942. Ledger A-91 (vérifié 20130703), Société d’histoire de la Haute-Yamaska. ↩︎
  4. 150 ans de lutte. Histoire du mouvement ouvrier au Québec, 1925-1976. Montréal, CSN-CEQ, 1979, p. 103. ↩︎
  5. idem ↩︎
  6. The labour Gazette for the year 1943, vol. XLIII, Ottawa, Edmond Cloutier King’s Printer, 1944, p. 135. ↩︎