Vingt-cinq ans d’affirmation féminine à Granby (1940-1964)
Entre l’obtention du droit de vote au provincial, en 1940, et l’adoption de la loi 16 qui reconnaît un statut juridique aux femmes mariées, en 1964, les femmes, sans qu’il n’y paraisse trop, sans fracas ni tumulte, vont affirmer leur présence dans beaucoup de domaines de la vie économique, sociale et culturelle.1 Acceptant de moins en moins la place qu’on aimerait leur voir tenir, plusieurs refuseront après la guerre de quitter le monde du travail pour retourner dans leurs foyers ; d’autres, plus minoritaires encore, se battront pour l’égalité politique et juridique ; quelques-unes oseront même bousculer les dogmes de l’orthodoxie sociale, comme celui qui consacre la « suprématie intellectuelle » des hommes. Ces femmes, en fait, constituent l’avant-garde d’un mouvement d’affirmation collective qui explose au cours des décennies 1960 et 1970.
Le droit de vote des femmes
Au début de la Seconde Guerre mondiale, « la province de Québec restait seule dans le Dominion et dans les nations modernes [hormis la France et l’Italie] à refuser le droit de vote aux femmes », indique La Voix de l’Est dans son édition du 13 mars 1940. Cette question cruciale d’émancipation donne le ton des tensions qui se développent entre ceux qui souhaitent que les femmes se cantonnent dans leur rôle de gardiennes du foyer, et celles qui luttent pour une plus grande autonomie.
Sous la pression des suffragettes québécoises, menées par Thérèse Casgrain, Adélard Godbout, chef de l’opposition à Québec, fait du droit de vote des femmes un enjeu de la campagne électorale de 1939. L’affaire paraît aller de soi jusqu’à ce que le cardinal-archevêque de Québec, Mgr Villeneuve, s’y oppose ouvertement et entraîne avec lui la cohorte des catholiques conservateurs. Tant d’organismes vouent une soumission absolue aux directives de l’Église que la position du prélat plonge le Québec dans l’incertitude. L’argument central de ceux qui s’opposent au suffrage féminin, c’est qu’il n’est « pas dans l’intérêt de la femme canadienne-française de l’obtenir ». Pour La Revue de Granby, la position de l’Église contre le vote des femmes est de « tout repos » et ce n’est pas l’opinion « de trois ou quatre vieilles filles » qui va parvenir à l’ébranler. C’est avec des arguments de cette nature que les mêmes groupes, à la fin de la guerre, s’opposeront à l’envoi des chèques d’allocations familiales aux mères plutôt qu’aux pères de famille. Quoi qu’il en soit, quelques mois après son élection, le gouvernement Godbout remplit sa promesse électorale en autorisant le vote des femmes, au risque d’un froid avec l’Église. Ironie du sort, lorsque ces dernières exerceront leur devoir de citoyenne pour la première fois dans une élection provinciale, en 1944, ce sera pour défaire Godbout et réélire Duplessis. Dans Shefford, cependant, c’est le libéral Marcel Boivin qui l’emportera.
Les femmes au travail
À Granby, le travail des femmes n’est pas un phénomène nouveau, puisque ces dernières représentent déjà le quart de la main-d’œuvre en 1930. Or avec les nécessités de la guerre, leur contribution grimpe à près du tiers des effectifs, pour se maintenir à ce niveau jusqu’à l’aube de la Révolution tranquille. Ce n’est pas de gaieté de cœur que certains hommes acceptent que les femmes quittent le foyer pour s’engager dans les usines de guerre. En 1942, par exemple, craignant les effets pernicieux du travail féminin, la section granbyenne de l’Association des voyageurs de commerce demande « que l’on utilise toute la main-d’œuvre masculine disponible avant d’employer des femmes »; elle réclame aussi « que les mères ne soient admises à travailler que dans les cas d’absolue nécessité et qu’avec une permission exprès ».
Lorsque la fin du conflit devient imminente, les mêmes voix exigent à l’unisson que les femmes retournent au sein de la famille, où elles jouent un rôle central ; rien de moins que la « survivance de notre race canadienne-française » reposerait sur leur consentement à y reprendre ces fonctions primordiales d’éducatrice et de mère. Or, plusieurs femmes commencent à douter de la légitimité des attitudes et des positions conservatrices sur les questions qui les concernent. En 1944, une d’entre elles, qui n’ose pas encore revendiquer le droit au travail pour toutes, affirme que le cri « au foyer les femmes ! » ne pourra suffire à régler le problème complexe et inévitable de leur intégration à la sphère économique.
Au cours des décennies 1940 et 1950, le nombre des femmes au travail augmente sans cesse à Granby, bien que leur proportion de la main-d’œuvre se maintienne autour du tiers. Sans aucun doute, ce sont d’abord des impératifs de nature économique qui gardent les femmes à l’emploi après la guerre. Le développement du secteur des services, où elles dominent traditionnellement, repose sur leur présence. Pensons à l’hôpital Saint-Joseph et aux nombreuses écoles qui ouvrent leurs portes après 1940, aux restaurants, aux salons de coiffure et aux commerces de détail qui se multiplient. Ces secteurs d’activités, qui employaient moins de 600 femmes en 1941, en engagent plus de 2 000 vingt ans plus tard. Dans l’industrie, où leur proportion relative baisse légèrement, on table sur leur faible rémunération pour lutter contre une concurrence étrangère de plus en plus féroce. Finalement, l’obtention d’un deuxième revenu est perçue comme une nécessité par les ménages désireux de participer davantage au monde de la consommation.
À Granby, au début des années 1960, les métiers essentiellement féminins se retrouvent dans l’enseignement, les soins infirmiers, le travail de bureau, la télécommunication. Les femmes sont également nombreuses dans la confection des vêtements. À l’inverse, elles sont absentes de l’administration privée et publique, de l’ingénierie, des services publics, de tous les métiers reliés au transport de même que de plusieurs branches de l’industrie. Une minorité de femmes, cependant, s’affirme dans des secteurs non traditionnels, comme ces 69 découpeuses et soudeuses au chalumeau et ces 71 femmes manœuvres, presque toutes engagées dans l’industrie. Quant aux directrices ou aux propriétaires d’un commerce de détail, plus d’une cinquantaine, elles se révèlent suffisamment conscientes de leurs intérêts pour fonder le Club des femmes d’affaires de Granby, en 1959.
Le salaire des femmes
Le salaire des femmes ne traduit pas l’importance qu’elles occupent dans la structure d’emploi, puisqu’elles sont mal payées dans tous les secteurs. En 1961, les femmes les mieux rémunérées de Granby, techniciennes et professionnelles, gagnent 2 500 $ par année, soit 2 000 $ de moins qu’un homme qui occupe des fonctions semblables. À l’usine et au bureau, où elles sont très nombreuses, leur salaire oscille autour de 2 100 $, soit 70 % de celui de leurs confrères. En bas de l’échelle des revenus, à environ 1 000 $ par année, on retrouve les vendeuses, les filles de table, cuisinières, coiffeuses et femmes de chambre. Ces chiffres dévoilent que le mouvement syndical, à l’exemple de la société, n’est pas exempt de sexisme. Parmi les luttes syndicales les plus significatives que les femmes vont devoir mener, celle qui oppose les enseignantes à des commissaires d’école résolus à financer l’éducation à leurs dépens arrive en tête de liste.
Culture et communications
Loin de se confiner au monde du travail, l’activité des femmes déborde dans le domaine social où elles commencent à affirmer leurs propres points de vue. À la radio, puis à la télévision, journalistes, comédiennes et intervieweuses deviennent, à l’instar des hommes, des figures connues. Et certaines, comme Janette Bertrand, comptent bien utiliser le pouvoir des médias comme un outil d’émancipation. Mais pour sortir de l’ombre, les femmes devront affronter de puissants adversaires, et parfois lutter les unes contre les autres.
Les Filles d’Isabelle et le Cercle des fermières font partie de ces groupes de femmes qui adhèrent à la pensée conservatrice défendue par l’Église. Le premier « opère en entière sympathie et [en total] accord avec les enseignements et la discipline de l’Église catholique romaine », le deuxième entend défendre la famille et l’autorité du père, qui constituent « un des piliers qui [soutiennent] l’autorité du prêtre et de la religion ». Pour leurs membres, impossible d’échapper au devoir d’épouse et de mère, celui « qu’ambitionne toute jeune fille sérieuse ». Miss exposition 1954 ne pense pas autrement et ne caresse d’autre rêve que d’être une parfaite ménagère. À l’encontre des féministes, elle demande : « Sans la puissance de l’homme… que ferait donc la femme ? »
Parmi celles qui osent tenir un autre discours et avoir des attitudes moins soumises, on remarque une génération de jeunes filles instruites et bien décidées à s’affirmer dans les domaines de la culture et de l’information féminine. Sans complexes, elles bousculent les habitudes et contestent les dogmes. La suprématie intellectuelle des hommes, demandent-elles, ne pourrait-elle pas s’expliquer par une approche qui considère la part du social dans l’intelligence? Car si les hommes réussissent mieux à résoudre certains problèmes, n’est-ce pas simplement parce qu’ils sont davantage intéressés à le faire?
Parfois, l’affirmation féminine prend des détours inattendus, peut-être même en partie inconscients. Comment ne pas considérer, par exemple, la coquetterie féminine comme une forme de contestation de l’autorité religieuse ? Soins de beauté, mode, élégance, charme et sensualité, bref l’art de plaire, ne sont-ils pas pour le clergé autant de pièges tendus à la vertu des femmes, autant de sujets de désordre qui les éloignent de leurs devoirs ? Mais dans ce cas comme dans bien d’autres, la position de l’Église ne pourra résister au courant de liberté et d’affirmation collective et individuelle qui traverse le Québec d’après guerre.
- Cet article est tiré de Mario Gendron, «La Princesse des Cantons-de-l’Est», dans M. Gendron, J. Rochon et R. Racine. (2001). Histoire de Granby, Société d’histoire de la Haute-Yamaska, p. 294-299. ↩︎