Vingt-cinq ans d’affirmation féminine à Granby (1940-1964)

Club des femmes d’affaires de Granby,1959. (©SHHY, fonds Jean-Paul Matton, P042-S003-D022-P001)
Club des femmes d’affaires de Granby, 1959. (©SHHY, fonds Jean-Paul Matton, P042-S3-D22-P1)

Entre l’obtention du droit de vote au provincial, en 1940, et l’adoption de la loi 16 qui reconnaît un statut juridique aux femmes mariées, en 1964, les femmes, sans qu’il n’y paraisse trop, sans fracas ni tumulte, vont affirmer leur présence dans beaucoup de domaines de la vie économique, sociale et culturelle.

Mario Gendron

Publié le 3 mars 2016 | Mis à jour le  11 septembre 2024

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Entre l’obtention du droit de vote au provincial, en 1940, et l’adoption de la loi 16 qui reconnaît un statut juridique aux femmes mariées, en 1964, les femmes, sans qu’il n’y paraisse trop, sans fracas ni tumulte, vont affirmer leur présence dans beaucoup de domaines de la vie économique, sociale et culturelle.1 Acceptant de moins en moins la place qu’on aimerait leur voir tenir, plusieurs refuseront après la guerre de quitter le monde du travail pour retourner dans leurs foyers ; d’autres, plus minoritaires encore, se battront pour l’égalité politique et juridique ; quelques-unes oseront même bousculer les dogmes de l’orthodoxie sociale, comme celui qui consacre la « suprématie intellectuelle » des hommes. Ces femmes, en fait, constituent l’avant-garde d’un mouvement d’affirmation collective qui explose au cours des décennies 1960 et 1970.

Le droit de vote des femmes

Au début de la Seconde Guerre mondiale, « la province de Québec restait seule dans le Dominion et dans les nations modernes [hormis la France et l’Italie] à refuser le droit de vote aux femmes », indique La Voix de l’Est dans son édition du 13 mars 1940.  Cette question cruciale d’émancipation donne le ton des tensions qui se développent entre ceux qui souhaitent que les femmes se cantonnent dans leur rôle de gardiennes du foyer, et celles qui luttent pour une plus grande autonomie.

Sous la pression des suffragettes québécoises, menées par Thérèse Casgrain, Adélard Godbout, chef de l’opposition à Québec, fait du droit de vote des femmes un enjeu de la campagne électorale de 1939. L’affaire paraît aller de soi jusqu’à ce que le cardinal-archevêque de Québec, Mgr Villeneuve, s’y oppose ouvertement et entraîne avec lui la cohorte des catholiques conservateurs. Tant d’organismes vouent une soumission absolue aux directives de l’Église que la position du prélat plonge le Québec dans l’incertitude. L’argument central de ceux qui s’opposent au suffrage féminin, c’est qu’il n’est « pas dans l’intérêt de la femme canadienne-française de l’obtenir ». Pour La Revue de Granby, la position de l’Église contre le vote des femmes est de « tout repos » et ce n’est pas l’opinion « de trois ou quatre vieilles filles » qui va parvenir à l’ébranler. C’est avec des arguments de cette nature que les mêmes groupes, à la fin de la guerre, s’opposeront à l’envoi des chèques d’allocations familiales aux mères plutôt qu’aux pères de famille. Quoi qu’il en soit, quelques mois après son élection, le gouvernement Godbout remplit sa promesse électorale en autorisant le vote des femmes, au risque d’un froid avec l’Église. Ironie du sort, lorsque ces dernières exerceront leur devoir de citoyenne pour la première fois dans une élection provinciale, en 1944, ce sera pour défaire Godbout et réélire Duplessis.  Dans Shefford, cependant, c’est le libéral Marcel Boivin qui l’emportera.

Lors d’un débat organisé par la Chambre des jeunes en 1944, quatre panélistes s’affrontent pour décider de l’aptitude de la femme à s’impliquer activement en politique. Les deux tenants de l’option négative affirment que « la place de la femme est au foyer : elle y est assignée par des dispositions physiques et naturelles [et] par la Providence ». Selon eux, il serait préférable que l’influence de la femme passe « par la persuasion sur son époux ». Les partisans de l’affirmative, à l’opposé, soutiennent que la femme, qui est par nature l’égale de l’homme et qui doit jouir des mêmes droits que ces derniers, devrait s’impliquer en politique, où son rôle d’éducatrice pourrait s’avérer fort utile. À la fin des débats, le juge Lemay accordait la palme aux tenants de l’affirmative et, en conclusion, soutenait que « La femme sera une rose au milieu des pavots dans le jardin politique. » La Revue de Granby, 4 octobre 1944.
Lors d’un débat organisé par la Chambre des jeunes en 1944, quatre panélistes s’affrontent pour décider de l’aptitude de la femme à s’impliquer activement en politique. Les deux tenants de l’option négative affirment que « la place de la femme est au foyer : elle y est assignée par des dispositions physiques et naturelles [et] par la Providence ». Selon eux, il serait préférable que l’influence de la femme passe « par la persuasion sur son époux ». Les partisans de l’affirmative, à l’opposé, soutiennent que la femme, qui est par nature l’égale de l’homme et qui doit jouir des mêmes droits que ces derniers, devrait s’impliquer en politique, où son rôle d’éducatrice pourrait s’avérer fort utile. À la fin des débats, le juge Lemay accordait la palme aux tenants de l’affirmative et, en conclusion, soutenait que « La femme sera une rose au milieu des pavots dans le jardin politique. » La Revue de Granby, 4 octobre 1944.

Les femmes au travail

À Granby, le travail des femmes n’est pas un phénomène nouveau, puisque ces dernières représentent déjà le quart de la main-d’œuvre en 1930. Or avec les nécessités de la guerre, leur contribution grimpe à près du tiers des effectifs, pour se maintenir à ce niveau jusqu’à l’aube de la Révolution tranquille. Ce n’est pas de gaieté de cœur que certains hommes acceptent que les femmes quittent le foyer pour s’engager dans les usines de guerre. En 1942, par exemple, craignant les effets pernicieux du travail féminin, la section granbyenne de l’Association des voyageurs de commerce demande « que l’on utilise toute la main-d’œuvre masculine disponible avant d’employer des femmes »; elle réclame aussi « que les mères ne soient admises à travailler que dans les cas d’absolue nécessité et qu’avec une permission exprès ».

« Que les mères ne soient admises à travailler que dans les cas d’absolue nécessité et qu’avec une permission exprès. »

Association des voyageurs de commerce, section granby

Lorsque la fin du conflit devient imminente, les mêmes voix exigent à l’unisson que les femmes retournent au sein de la famille, où elles jouent un rôle central ; rien de moins que la « survivance de notre race canadienne-française » reposerait sur leur consentement à y reprendre ces fonctions primordiales d’éducatrice et de mère. Or, plusieurs femmes commencent à douter de la légitimité des attitudes et des positions conservatrices sur les questions qui les concernent. En 1944, une d’entre elles, qui n’ose pas encore revendiquer le droit au travail pour toutes, affirme que le cri « au foyer les femmes ! » ne pourra suffire à régler le problème complexe et inévitable de leur intégration à la sphère économique.

« Mgr Dubuc précise que ce travail des femmes provoque automatiquement le chômage des jeunes gens et des hommes. Il est impérieux, selon Mgr Dubuc, de revenir à la formule donnée au Paradis : l’homme a été créé pour être le soutien du foyer et la femme pour en demeurer le charme. Les femmes mariées qui ont leur propre porte-feuille ont tôt fait d’acquérir l’indépendance complète vis-à-vis leur époux avec le résultat qu’à la moindre mésentente la femme laisse le foyer et tente d’oublier le nuage dans des endroits anti naturels comme les grills. […] Et c’est avec étonnement et chagrin que le clergé constate que le foyer canadien-français se détracte [sic] de plus en plus. Il y a trop de femmes mariées qui travaillent sans en avoir besoin. » La Revue de Granby, 11 juillet 1956
« Mgr Dubuc précise que ce travail des femmes provoque automatiquement le chômage des jeunes gens et des hommes. Il est impérieux, selon Mgr Dubuc, de revenir à la formule donnée au Paradis : l’homme a été créé pour être le soutien du foyer et la femme pour en demeurer le charme. Les femmes mariées qui ont leur propre porte-feuille ont tôt fait d’acquérir l’indépendance complète vis-à-vis leur époux avec le résultat qu’à la moindre mésentente la femme laisse le foyer et tente d’oublier le nuage dans des endroits anti naturels comme les grills. […] Et c’est avec étonnement et chagrin que le clergé constate que le foyer canadien-français se détracte [sic] de plus en plus. Il y a trop de femmes mariées qui travaillent sans en avoir besoin. » La Revue de Granby, 11 juillet 1956

Au cours des décennies 1940 et 1950, le nombre des femmes au travail augmente sans cesse à Granby, bien que leur proportion de la main-d’œuvre se maintienne autour du tiers. Sans aucun doute, ce sont d’abord des impératifs de nature économique qui gardent les femmes à l’emploi après la guerre. Le développement du secteur des services, où elles dominent traditionnellement, repose sur leur présence. Pensons à l’hôpital Saint-Joseph et aux nombreuses écoles qui ouvrent leurs portes après 1940, aux restaurants, aux salons de coiffure et aux commerces de détail qui se multiplient. Ces secteurs d’activités, qui employaient moins de 600 femmes en 1941, en engagent plus de 2 000 vingt ans plus tard. Dans l’industrie, où leur proportion relative baisse légèrement, on table sur leur faible rémunération pour lutter contre une concurrence étrangère de plus en plus féroce. Finalement, l’obtention d’un deuxième revenu est perçue comme une nécessité par les ménages désireux de participer davantage au monde de la consommation.

Le développement du secteur des services, où elles dominent traditionnellement, repose sur leur présence. Pensons à l’hôpital Saint-Joseph et aux nombreuses écoles qui ouvrent leurs portes après 1940, aux restaurants, aux salons de coiffure et aux commerces de détail qui se multiplient. Le personnel du supermarché A&P, en 1957. (©SHHY, coll. Photographies Granby et région, P070-S27-SS3-SSS1-D5-P001 | Roger Roy, photographe)
Club des femmes d’affaires de Granby,1959. (©SHHY, fonds Jean-Paul Matton, P042-S003-D022-P001)
Club des femmes d’affaires de Granby, 1959. (©SHHY, fonds Jean-Paul Matton, P042-S3-D22-P1)

À Granby, au début des années 1960, les métiers essentiellement féminins se retrouvent dans l’enseignement, les soins infirmiers, le travail de bureau, la télécommunication. Les femmes sont également nombreuses dans la confection des vêtements. À l’inverse, elles sont absentes de l’administration privée et publique, de l’ingénierie, des services publics, de tous les métiers reliés au transport de même que de plusieurs branches de l’industrie. Une minorité de femmes, cependant, s’affirme dans des secteurs non traditionnels, comme ces 69 découpeuses et soudeuses au chalumeau et ces 71 femmes manœuvres, presque toutes engagées dans l’industrie. Quant aux directrices ou aux propriétaires d’un commerce de détail, plus d’une cinquantaine, elles se révèlent suffisamment conscientes de leurs intérêts pour fonder le Club des femmes d’affaires de Granby, en 1959. 

Le salaire des femmes

Le salaire des femmes ne traduit pas l’importance qu’elles occupent dans la structure d’emploi, puisqu’elles sont mal payées dans tous les secteurs. En 1961, les femmes les mieux rémunérées de Granby, techniciennes et professionnelles, gagnent 2 500 $ par année, soit 2 000 $ de moins qu’un homme qui occupe des fonctions semblables. À l’usine et au bureau, où elles sont très nombreuses, leur salaire oscille autour de 2 100 $, soit 70 % de celui de leurs confrères. En bas de l’échelle des revenus, à environ 1 000 $ par année, on retrouve les vendeuses, les filles de table, cuisinières, coiffeuses et femmes de chambre. Ces chiffres dévoilent que le mouvement syndical, à l’exemple de la société, n’est pas exempt de sexisme. Parmi les luttes syndicales les plus significatives que les femmes vont devoir mener, celle qui oppose les enseignantes à des commissaires d’école résolus à financer l’éducation à leurs dépens arrive en tête de liste.

Culture et communications

Loin de se confiner au monde du travail, l’activité des femmes déborde dans le domaine social où elles commencent à affirmer leurs propres points de vue. À la radio, puis à la télévision, journalistes, comédiennes et intervieweuses deviennent, à l’instar des hommes, des figures connues. Et certaines, comme Janette Bertrand, comptent bien utiliser le pouvoir des médias comme un outil d’émancipation. Mais pour sortir de l’ombre, les femmes devront affronter de puissants adversaires, et parfois lutter les unes contre les autres.

France Arbour commence sa croisade culturelle dans la seconde moitié des années 1950. À travers cette quête, elle inscrit la place de la femme dans l’espace public. (©SHHY, fonds Monique Arbour, P254-P3)

Les Filles d’Isabelle et le Cercle des fermières font partie de ces groupes de femmes qui adhèrent à la pensée conservatrice défendue par l’Église. Le premier « opère en entière sympathie et [en total] accord avec les enseignements et la discipline de l’Église catholique romaine », le deuxième entend défendre la famille et l’autorité du père, qui constituent « un des piliers qui [soutiennent] l’autorité du prêtre et de la religion ». Pour leurs membres, impossible d’échapper au devoir d’épouse et de mère, celui « qu’ambitionne toute jeune fille sérieuse ». Miss exposition 1954 ne pense pas autrement et ne caresse d’autre rêve que d’être une parfaite ménagère. À l’encontre des féministes, elle demande : « Sans la puissance de l’homme… que ferait donc la femme ? »

Parmi celles qui osent tenir un autre discours et avoir des attitudes moins soumises, on remarque une génération de jeunes filles instruites et bien décidées à s’affirmer dans les domaines de la culture et de l’information féminine. Sans complexes, elles bousculent les habitudes et contestent les dogmes. La suprématie intellectuelle des hommes, demandent-elles, ne pourrait-elle pas s’expliquer par une approche qui considère la part du social dans l’intelligence? Car si les hommes réussissent mieux à résoudre certains problèmes, n’est-ce pas simplement parce qu’ils sont davantage intéressés à le faire?

Pierrette Lafleur porte un combiné téléphonique à son oreille. Elle est assise à une table, stylo à la main, devant un micro orné des lettres C.H.E.F.
Pierrette Lafleur est sans doute la personnalité radiophonique la plus connue de Granby au cours des années 1950. Préoccupée par des sujets traditionnellement féminins, elle n’en demeure pas moins un des piliers granbyens de l’affirmation féminine par son audace et sa détermination à réussir. (©SHHY, fonds Pierrette Robichaud-Lafleur, P100-D39-P2)

Parfois, l’affirmation féminine prend des détours inattendus, peut-être même en partie inconscients. Comment ne pas considérer, par exemple, la coquetterie féminine comme une forme de contestation de l’autorité religieuse ? Soins de beauté, mode, élégance, charme et sensualité, bref l’art de plaire, ne sont-ils pas pour le clergé autant de pièges tendus à la vertu des femmes, autant de sujets de désordre qui les éloignent de leurs devoirs ? Mais dans ce cas comme dans bien d’autres, la position de l’Église ne pourra résister au courant de liberté et d’affirmation collective et individuelle qui traverse le Québec d’après guerre.

 

  1. Cet article est tiré de Mario Gendron, «La Princesse des Cantons-de-l’Est», dans M. Gendron, J. Rochon et R. Racine. (2001). Histoire de Granby, Société d’histoire de la Haute-Yamaska, p. 294-299. ↩︎