La crise d’Octobre à Granby
Louis-Charles Cloutier Blain
Publié le 20 octobre 2020 | Mis à jour le 31 juillet 2024
Publié dans : Politique
Il y a cinquante ans avait lieu l’un des épisodes les plus dramatiques de l’histoire du Québec : la crise d’Octobre. Celle-ci débute le 5 octobre 1970 par l’enlèvement du diplomate anglais James Richard Cross. Elle s’intensifie ensuite lorsqu’un second enlèvement survient, celui de Pierre Laporte, vice-premier ministre du Québec. Le Front de libération du Québec (FLQ) revendique les enlèvements, dénonçant la colonisation des Canadiens français et exigeant la libération de prisonniers politiques.
En réaction, Pierre Elliott Trudeau, premier ministre du Canada, refuse de négocier et adopte la ligne dure. Dans la nuit du 15 au 16 octobre, il déploie l’armée canadienne à travers la province de Québec et suspend les libertés civiles en promulguant la Loi sur les mesures de guerre. Le lendemain, on retrouve le cadavre de Pierre Laporte dans une voiture abandonnée. Au total, 497 personnes sont arrêtées, dont la vaste majorité n’a aucun lien avec le FLQ.
Ces événements sont bien connus et sont profondément ancrés dans la mémoire collective québécoise. Toutefois, la façon dont la crise d’Octobre se déroule en région l’est beaucoup moins. Le but de cet article sera donc de dresser un portrait de la crise dans une perspective granbyenne. Écrit en s’appuyant sur une revue de presse de La Voix de l’Est des mois d’octobre et novembre 1970, ce texte reste cependant un portrait sommaire de la crise d’Octobre, qui aurait bénéficié d’une analyse du Granby Leader-Mail afin de connaître la position de la communauté anglophone de Granby.
Un felquiste à Granby?
Avant l’imposition de la Loi sur les mesures de guerre, les Granbyens vivent la crise d’Octobre à travers leurs journaux locaux. La Voix de l’Est, par exemple, couvre amplement les événements qui ont lieu dans la zone métropolitaine de Montréal. Cependant, la crise devient beaucoup plus concrète à partir de l’arrestation d’un résidant de la rue Montcalm, à Granby.
Le 19 octobre, François M., un professeur de musique, est arrêté chez lui — sa porte fracassée ne laisse aucun doute quant à la violence de l’incident — dans le cadre de l’opération Cross-Laporte et amené au centre de détention Parthenais, à Montréal. C’est ce qu’indique un document de Me Gérard Morier, substitut du Procureur général du Québec et responsable de l’antiterrorisme, rendu public par l’historien Éric Bédard dans la récente réédition de son livre Chronique d’une insurrection appréhendée (2020). Le 21 octobre, s’appuyant sur des sources qu’elle juge fiables, La Voix de l’Est publie: « Un professeur dont l’identité n’a pas été dévoilée […] aurait été arrêté il y a deux ou trois jours et il serait secrétaire d’une cellule du FLQ. »
Des parents d’écoliers s’inquiètent. Avides d’informations, ils sont très nombreux à téléphoner à la commission scolaire régionale Meilleur et la polyvalente Immaculée-Conception où, selon une rumeur, ledit felquiste enseignerait. Le volume d’appel est tel que le directeur général des écoles de la commission scolaire et la directrice de la polyvalente jugent nécessaire de prendre la parole dans les journaux pour rassurer la population.
Ainsi, la La Voix de l’Est du 23 octobre rapporte que « l’enseignant en question n’était pas attaché à une institution en particulier, c’est-à-dire qu’il s’agirait d’un professeur itinérant. » Et la rédaction du journal d’ajouter : « La confirmation est cependant difficile à obtenir tout comme celle de nombreuses autres rumeurs qui circulent depuis quelques jours à Granby. »
Le 5 novembre, soit 16 jours après son arrestation, une accusation est finalement portée à l’endroit de François M. Ce dernier reconnaît alors être membre d’une association illégale (le FLQ). Son incarcération se poursuit ensuite jusqu’au 16 novembre, date du prononcé de sa sentence. À Cowansville, le juge Gérard Normandin déclare que l’accusation fait suite à la saisie de plusieurs documents compromettants chez l’accusé. Comme cette littérature prêche « la violence et la révolution » et que l’accusé y recommande « l’usage de bombes », le juge le condamne à 15 mois d’emprisonnement. Parmi tous ceux qui sont arrêtés en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, François M. sera le premier à connaître sa sentence.
Les Granbyens divisés face à la crise
Confrontés aux événements d’octobre, les Granbyens ne réagissent pas tous de la même façon. Bien au contraire, leurs positions sont très variées, voire même polarisées. Sans contredit, l’une des plus radicales est celle du député créditiste Gilbert Rondeau. Selon lui, les événements d’octobre confirment que la Révolution tranquille fut une étape vers une véritable révolution. Aussi, face à la crise, celui-ci prône des mesures draconiennes comme la réintroduction de la peine de mort, la fermeture de Radio-Canada, infiltrée, selon lui, par des communistes révolutionnaires, et « un nettoyage général dans tous les cégeps ».
Le conservatisme radical du mouvement créditistes est vigoureusement critiqué par Pierre Bonin, président du Parti québécois dans Shefford : « Il est évident que certains politiciens ont volontairement suscité la panique par leurs déclarations. Lorsqu’un Caouette [chef du mouvement créditiste] irresponsable déclare “qu’on devrait mettre devant le peloton d’exécution dix présumés membres du FLQ pour le meurtre de chaque homme politique”, cela est digne des plus “belles” années du nazisme. » (La Voix de l’Est, 23 octobre 1970). Considérant la position extrême du mouvement créditiste, il n’est pas étonnant que des soldats de l’armée canadienne aient été postés devant la résidence de Gilbert Rondeau, rue Fréchette à Granby !
Une autre réaction conservatrice, quoique moins intense, est celle des membres de l’Association catholique des enseignants de la Régionale Meilleur (ACERM). Appuyant à la presqu’unanimité la Loi sur les mesures de guerre, l’association s’inscrit en faux contre la position de la Corporation des enseignants du Québec (CEQ), dont elle fait partie. À la suite de la condamnation des mesures de guerre par la CEQ, qui glisse de plus en plus vers une culture syndicale laïque, militante et marxiste, l’ACERM prend la décision de s’en désaffilier.
De l’autre côté du spectre politique, on retrouve la position des enseignants du Cégep de Sherbrooke, qui enseignent au campus de Granby. Ceux-ci endossent la position de la Fédération des enseignants des Cégeps selon laquelle la répression du FLQ a fait naitre une nouvelle forme de terrorisme institutionnel. Ils déplorent que les professeurs soient la cible d’attaques depuis le début de la crise. « Des journalistes, des animateurs d’émissions radiophoniques et des politiciens pratiquent une forme de violence morale, réactionnaire et répressive dont les professeurs sont la cible favorite », de décrier Gérard Blouin, président de la Fédération (La Voix de l’Est, 14 novembre 1970).
À mi-chemin entre ces deux pôles, il y a la position du Parti québécois du comté de Shefford. D’une part, ce dernier suggère de répondre à quelques-unes des exigences du FLQ afin de sauver la vie des otages. Il propose également d’adoucir la Loi sur les mesures de guerre pour protéger les libertés fondamentales des citoyens. D’autre part, il condamne vigoureusement le FLQ. Son président de comté, Pierre Bonin, déclare à ce propos: « le FLQ ne veut plus aucune démocratie, il procède par la violence. Le PQ veut un changement. Il procède démocratiquement en créant un parti et en participant à des élections. […] Le FLQ condamne tout et se montre négatif, par contre le PQ, même s’il ne croit pas en la démocratie des vieux partis, suggère justement une vraie démocratie face au peuple du Québec et non au cartel financier étranger. » (La Voix de l’Est, 14 novembre 1970).
La position du PQ ne doit pas surprendre. Fondé deux ans plus tôt, le parti de René Lévesque lutte afin de dissoudre l’amalgame PQ-FLQ, un épouvantail brandi par ses opposants politiques afin de le discréditer. Et il est d’autant plus difficile de briser l’idée de cette complicité présumée que le PQ poursuit le même objectif que le FLQ, soit la libération nationale des Québécois.
Enfin, il y a la réaction ambivalente de la CSN-Granby, dont l’assemblée spéciale sur les mesures de guerre est marquée par des « discussions très violentes et mêmes passionnées ». Car si les syndiqués jugent que les mesures de guerre représentent une menace à la démocratie, les délégués considèrent la présence de l’armée nécessaire au maintien de l’ordre public. Ils en viennent finalement à démêler cette question et à demander aux gouvernements de 1) négocier de bonne foi avec le FLQ, 2) retirer les mesures de guerre et respecter les droits civils, 3) maintenir l’armée dans les rues.