Dollard des Ormeaux et l’indépendance du Québec
On croit généralement que le séparatisme, qui prône la création d’un État québécois indépendant du reste du Canada, est un courant politique qui date de la Révolution tranquille, né des écrits et des actions d’hommes comme Marcel Chaput, auteur de Pourquoi je suis séparatiste, paru en 1961, et René Lévesque, le père du concept de…
Mario Gendron
Publié le 16 mai 2011 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Politique
On croit généralement que le séparatisme, qui prône la création d’un État québécois indépendant du reste du Canada, est un courant politique qui date de la Révolution tranquille, né des écrits et des actions d’hommes comme Marcel Chaput, auteur de Pourquoi je suis séparatiste, paru en 1961, et René Lévesque, le père du concept de souveraineté-association. Or déjà au cours des années 1930, l’idée d’un Québec qui pourrait affirmer son indépendance politique et nationale avait été évoquée avec suffisamment d’insistance pour soulever quelques inquiétudes chez les tenants d’un Canada uni, entre autres chez le député fédéral de Shefford, J.-H. Leclerc. Les chantres de la séparation du Québec avaient même déjà trouvé un nom pour le nouveau pays, la Laurentie. Mais contrairement au mouvement souverainiste actuel, laïque et généralement considéré comme de centre-gauche, les séparatistes des années 1930 professaient un nationalisme des plus conservateurs, totalement inféodé à l’Église catholique et sans intentions politiques réelles.
Les années 1930 sont propices à l’affirmation du Canada français. Ainsi, afin de célébrer le cinquantième anniversaire de sa fondation, en 1934, la Société Saint-Jean Baptiste de Granby installe ce monument au parc Miner, au cœur de ce qu’on nommait autrefois le « village français ». L’œuvre aux lignes sobres est surmontée d’un castor et d’une feuille d’érable et on peut y lire, gravé : « À la gloire de Dieu et de ceux qui ont soutenu depuis un demi siècle dans notre région notre foi, notre langue et nos droits », une devise inspirée du nationalisme de la survivance de Lionel Groulx, dont la fin pourrait tout aussi bien être « notre foi catholique, notre langue française et nos droits inaliénables ». (©SHHY, Chantal Lefebvre, photographe)
À Granby, la question de la séparation du Québec surgit en mai 1936 à l’occasion de la fête de Dollard des Ormeaux, « le héros national de la jeunesse canadienne-française ». Avec un grand débat oratoire, des discours patriotiques dans la cour du collège Sacré-Cœur, une parade au centre-ville et une veillée d’armes qui commémore la fameuse nuit « de préparation et de prière » de des Ormeaux et de ses seize compagnons, à Ville-Marie (Montréal), en 1660, c’est le moment fort de l’année pour la jeunesse nationaliste. Pour Rosaire Préfontaine, président de l’Avant-garde du collège, le destin exemplaire de Dollard doit servir d’exemple à tous, car si « nous n’avons plus d’Iroquois à combattre […] nous avons des ennemis tout aussi dangereux qui nous entourent. Jetés comme nous le sommes au milieu de races qui haïssent profondément notre caractère national, nous devons veiller à ce que nous ne perdions pas nos titres de catholiques et de français », affirme le jeune leader.
La rue Principale de Granby, au milieu des années 1930. (©SHHY, coll. Photographies Granby et région, P070-CP-S27-D22-P2)
Le grand débat oratoire, qui se tient le 24 mai 1936 dans la salle paroissiale de Notre-Dame, porte sur la question : « Doit-on séparer la province de Québec de la Confédération et former un État français, que l’on désigne déjà sous le nom de “La Laurentie”? ». Au-delà des effets de cape et des envolées lyriques propres au genre, cette joute oratoire met en lumière les principaux arguments qui supportent le séparatisme du milieu des années 1930, considéré comme un des problèmes les plus aigus de l’époque.
Dans le camp de ceux qui pensent que le Québec devrait quitter le pacte confédératif canadien, on trouve Laurio Racine et Lionel Brunette; leurs opposants sont Roch Goyette et Sarto Fournier. Pour l’occasion, les premières rangées d’une salle remplie à craquer sont occupées, entre autres personnages, par J.-H. Leclerc, maire de Granby et député fédéral, par son homologue provincial, Hector Choquette, par le président de la commission scolaire, Albéa Messier, par les deux curés de la ville et par les frères supérieurs du collège Sacré-Cœur et du Mont-Sacré-Cœur. Les journalistes Édouard Hains et C.E. Parrot, respectivement de La Revue de Granby et de La Voix de l’Est, assistés du frère René, auront la tâche de désigner les vainqueurs du débat.
« M. Laurio Racine entama la défense de sa cause avec une fougue qui empoigna tout l’auditoire », rapporte la Voix de l’Est. Selon l’orateur, si les secteurs de la haute finance et de la grande industrie peuvent être tenus responsables de l’état de misère qui afflige le peuple en ces années de crise économique, la responsabilité en revient aussi « à la faillite de nos gouvernements à tirer Québec de son état d’esclavage et d’infériorité dans la Confédération ». Parmi les griefs qui justifient le Québec de « briser ses chaînes et de se libérer en un État autonome », continue Laurio Racine, on trouve l’injustice flagrante faite à la langue française au Québec et dans le reste du Canada, où la spoliation des droits scolaires menacent la survie même des Canadiens français. Le débatteur termine en affirmant que « trop longtemps la manne est tombée chez nous pour l’avantage des Anglais et des étrangers », mais que « l’heure de la délivrance a sonné », des propos lourds de sens dans une ville qui compte une riche minorité anglophone.
Plus systématique dans son approche, le second tenant du oui, Lionel Brunette, développe sa thèse aux points de vue religieux, social et économique. Sur la liste des maux qui minent le pays, il inscrit l’éloignement de la doctrine sociale de l’Église, le matérialisme qui ronge les masses et, surtout, le communisme qui fait de plus en plus d’adeptes chez les classes laborieuses, « livrées à la cupidité et à l’exploitation de riches industriels ». Selon l’orateur, « C’est le séparatisme qui nous conduira à la libération » et, lorsque le Québec sera devenu indépendant, la mise en œuvre des réformes préconisées par le pape permettra de « sortir notre peuple de son état d’avilissement où le pacte confédératif l’a plongé ». Sous cette gouverne, les syndicats catholiques connaîtront un nouvel essor, alors que l’industrie, le commerce et la finance limiteront leur expansion, conformément aux principes de la justice sociale. Le règne de la dictature étrangère prendra fin au Québec « et les chefs surgiront imbus de sains principes qui conduiront notre État vers sa haute destinée », conclut l’orateur, enthousiaste.
Dans le climat d’effervescence patriotique qui emporte l’auditoire, les tenants de l’option fédérative, armés de la seule logique de leurs arguments et sans doute incapables de s’enflammer pour la défense d’une cause qu’ils savent perdue d’avance, n’ont d’autre choix que d’accepter leur défaite avec grâce. Or si la sélection des vainqueurs s’est officiellement effectuée d’après la forme, le fond et la tenue littéraire du discours de chacune des équipes, personne n’ignore le rôle que les conditions politiques et nationales du moment ont joué dans cette décision. L’année suivante, dans les mêmes circonstances et pour les mêmes raisons, ce sera l’équipe qui se portera à la défense des Patriotes de 1837-1838 qui remportera la palme.
Invité d’honneur, le député libéral fédéral J.-H. Leclerc sort visiblement ébranlé par l’enthousiasme que manifeste l’assistance pour l’option de la séparation du Québec. Aussi, dès l’évènement terminé, s’empresse-t-il de rencontrer La Voix de l’Est afin de calmer le jeu. Mais après s’être ouvertement opposé à la séparation du Québec de la Confédération, le député temporise en affirmant que la province « n’est pas encore mûre pour entreprendre un pareil mouvement de rupture », indiquant par là qu’en d’autres circonstances son opinion pourrait différer. Pour l’heure, la principale préoccupation de J.-H. Leclerc concerne les minorités francophones du reste du Canada, que l’agitation autour de la question de la séparation du Québec inquiète et fragilise.
Mais la fièvre séparatiste n’aura finalement été qu’un feu de paille, consumée par les nécessités autrement plus pressantes de la guerre qui se prépare. Il faudra attendre vingt ans avant que le sujet resurgisse dans le paysage politique québécois.