La ferme Miner : l’agriculture au cœur de la ville
Dès le début des années 1920, Pine Tree Farm, qu’on nomme familièrement la ferme Miner, se donne comme objectif de répondre efficacement à la demande alimentaire grandissante de Granby, nouvelle capitale régionale, dont la population passe de 6 000 à 14 000 personnes au cours de l’entre-deux-guerres (1919-1939).
Mario Gendron
Publié le 27 mars 2017 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Agriculture, Patrimoine
Lorsque William H. Miner, un riche industriel de Granby, pose sa candidature au concours du Mérite agricole pour l’obtention de la médaille d’or des cultivateurs amateurs, en 1935, cela fait moins de vingt ans qu’il exploite sa ferme. Or les juges ne tarissent pas d’éloges à l’endroit de Pine Tree Farm et de son propriétaire : « Son troupeau Jersey est certainement l’un des plus beaux, des mieux choisis du pays. Il a de bonnes et confortables constructions de ferme — étable, écurie, poulailler, remises, etc. » Et si Miner rate de peu la médaille d’or, c’est parce que « ses champs présentent quelques points faibles qui l’ont handicapé », indiquent les juges.
Selon nos recherches, c’est depuis le début des années 1820 qu’on pratique l’agriculture sur le lopin où Pine Tree Farm s’installe plusieurs décennies plus tard. Cet emplacement, d’abord occupé par la famille Horner, est acquis par William H. Miner en 1918. Mais l’exploitation agricole, de 50 acres à l’origine, en mesure alors moins de 25, incluant la maison ancestrale et les bâtiments de ferme, ce qui s’avère insuffisant pour établir une ferme d’élevage modèle, l’ambition du nouveau propriétaire. En 1916, avec cet objectif déjà en vue, Miner avait procédé à l’acquisition d’un lot de bonne superficie jouxtant la ferme Horner. En 1924, il agrandit encore son domaine avec l’achat d’une terre d’une trentaine d’acres contiguë à sa propriété, incluant une carrière de gravier et de sable qui va s’avérer une source de revenus non négligeables pour la ferme ; en 1930, il complète ses acquisitions en s’emparant du terrain d’atterrissage du Granby Aero Club, pour non-remboursement d’une dette hypothécaire de 5 000 $. À la fin de ce processus de rassemblement foncier, Miner, devenu gentleman farmer, possède un domaine d’environ 170 acres, pour moitié en terre arable, la partie restante étant occupée par des pâturages plus ou moins aménagés et une érablière.
Dès le début des années 1920, Pine Tree Farm, qu’on nomme familièrement la ferme Miner, se donne comme objectif de répondre efficacement à la demande alimentaire grandissante de la nouvelle capitale régionale, dont la population passe de 6 000 à 14 000 personnes au cours de l’entre-deux-guerres (1919-1939). Sise sur les hauteurs de Granby et à proximité de son centre-ville, la ferme Miner devient, en quelques années, un joueur de premier plan dans la mise en place d’une économie agricole de plus en plus tournée vers le marché.
L’activité de Pine Tree Farm est axée sur l’élevage et la mise en marché des produits animaux : lait, crème, œufs, agneau, bœuf et porc. La vente d’animaux vivants, vaches et taureaux enregistrés, poules et cochons, se greffe au bilan. Les produits de l’érable, le gravier et le sable fournissent aussi des revenus non négligeables à la ferme, auxquels s’ajoute, à partir de 1920, la location d’un terrain au Granby Golf Club pour un loyer annuel de 125 $, porté à 250 $ en 1926.
Comme c’est généralement le cas des entreprises agricoles qui appartiennent à des gentlemen farmers, la ferme Miner est placée sous la direction d’un régisseur, James Duncan, qui voit à son fonctionnement quotidien tout en y demeurant. Il est assisté dans sa tâche par quelques travailleurs agricoles, tous anglophones. Au milieu des années 1920, le salaire de Duncan est enviable : 1 500 $ par année, soit 650 $ de plus que le salaire moyen d’un travailleur d’usine. Quant à la rémunération des journaliers agricoles, elle oscille entre 20 $ et 35 $ pour deux semaines de labeur.
Dans l’ensemble des activités agricoles qui s’exercent à la ferme Miner, c’est l’élevage des vaches jersey et la vente de lait et de crème qui occupent, et de loin, la place centrale. La division des terres de Pine Tree Farm est typique de cette forme d’élevage, avec les prairies à foin et les pâturages qui dominent l’espace agraire, suivis des cultures de maïs, de grains divers et de plantes sarclées. Par ailleurs, l’usage d’un silo, pas si fréquent à l’époque, permet à Miner d’étendre la période de lactation à toute l’année et, ainsi, de profiter de la hausse hivernale des prix du lait.
À son maximum, au milieu des années 1930, le troupeau de vaches jersey de William H. Miner est constitué d’une cinquantaine de têtes adultes, un cheptel évalué à 10 000 $, une somme considérable à l’époque. Les animaux souches de ce troupeau ont été achetés au Québec, en Ontario et à l’île Jersey, d’où la race tire son origine. Au fil des ans, plusieurs des vaches et taureaux de Pine Tree Farm attirent l’attention des éleveurs et du public grâce aux prix qu’ils remportent aux expositions agricoles régionales, nationales et américaines.
La race jersey est reconnue pour la richesse de son lait, ce qui en fait un animal de choix pour la production de la crème, du beurre et de la crème glacée, dont la popularité explose à partir des années 1920. Ainsi, en 1935, le lait des 20 meilleures vaches de la ferme Miner affiche un taux de gras moyen de 6 %, de beaucoup supérieur au pourcentage enregistré par la race holstein (3,5 %).
La Laiterie de Granby, propriété de J.-H. Leclerc, achète 85 % de la production laitière de Pine Tree Farm; la quantité restante trouve preneur chez les acheteurs individuels et à la cafétéria de la Miner Rubber, une entreprise dont William H. Miner est propriétaire et président. La collaboration entre l’éleveur de jersey et le transformateur laitier coule de source, non seulement parce que la richesse du lait de la jersey s’accorde aux besoins de la Laiterie Leclerc, grosse productrice de beurre et de crème glacée, mais aussi parce que les deux hommes qui dirigent ces entreprises sont des apôtres de l’hygiène la plus stricte, ce qui n’est pas le cas de tous les producteurs laitiers des années 1920 et 1930. J.-H. Leclerc est d’ailleurs le seul transformateur de Granby qui, depuis 1920, pasteurise son lait.
Si la production laitière constitue la pierre d’assise de Pine Tree Farm, la vente de porc, d’agneau, de mouton, de bœuf, d’œufs et de produits de l’érable compte pour une bonne part du budget de la ferme. Cette production hétéroclite est écoulée par l’intermédiaire de plusieurs acheteurs, individuels et commerciaux. Le volume de ces activités exige en permanence une vingtaine de porcs, une centaine de poules, plusieurs moutons et, bien sûr, les indispensables chevaux pour le transport et la fenaison.
L’épicerie boucherie Swett Bros., que plusieurs nomment meat market, est un client régulier de Pine Tree Farm. Le commerce de la rue Principale s’y procure une grande quantité de viandes de mouton et d’agneau, destinées à la population anglaise de la ville, les Canadiens français en consommant très peu à cette époque. Détail supplémentaire, Miner vend la laine de ses moutons à l’usine Paton, de Sherbrooke, spécialisée dans la fabrication de lainage. Le meat market achète aussi de Miner du bœuf, du veau, du porc et, plus rarement, des œufs et des légumes, que la ferme cultive en quantité réduite. Quant au marchand George Roberts, il est le plus important acheteur de porc : sur près de 11 000 livres vendues par Pine Tree Farm en 1925, il en accapare presque les deux tiers, soit 7 000 livres.
Plusieurs petites transactions — œufs, poules, légumes, produits de l’érable — s’effectuent directement à la ferme Miner, qui supplée ainsi l’absence de marché public à Granby. Les citoyens apprécient de s’approvisionner chez le producteur, évitant ainsi les intermédiaires. C’est le régisseur, James Duncan, qui reçoit les clients à Pine Tree Farm et qui procède aux ventes.
La Ville de Granby et certains entrepreneurs en construction sont aussi clients de Pine Tree Farm, où ils se procurent du sable et du gravier. La municipalité recherche ces matériaux pour la réfection et la construction des rues, des travaux de plus en plus fréquents avec le développement urbain et la multiplication des automobiles. Quant aux entreprises de construction, comme Barré & Charron, le sable et le gravier leur servent principalement à la confection du béton et du mortier.
Or malgré les efforts déployés par Miner pour rentabiliser les opérations de la ferme et la mise en marché de tous les produits susceptibles d’être vendus, l’exploitation agricole n’est pas rentable. En 1935, selon les juges du Mérite agricole, c’est le poids des salaires, évalué à 5 000 $ en 1935, qui explique le déficit d’opération de 2 000 $ de la ferme. Mais bien au fait des énormes moyens pécuniaires de Miner, les juges en viennent à la conclusion que « c’est payer peu cher une distraction ou plutôt un sport qui lui procure un grand plaisir, tout en aidant au progrès de l’élevage dans notre province ».
À la suite du décès de William H. Miner, en 1960, c’est son fils John qui reprend les rênes de la ferme. Lorsque ce dernier meurt à son tour, en 1970, la succession poursuit les activités de l’entreprise agricole jusque dans les années 1980. Or à ce moment, il y a longtemps déjà que Pine Tree Farm n’affiche plus le dynamisme de ses belles années. En avril 2007, les terres Miner sont achetées par la Ville de Granby ; deux ans plus tard, la municipalité confie à la Ferme Héritage Miner, par bail d’une durée de dix ans, la responsabilité d’exploiter à des fins communautaires et civiques une partie de l’ancienne ferme. En faisant le choix de répondre à certains des besoins alimentaires des gens de Granby, cet organisme sans but lucratif adhère au concept d’agriculture de proximité, avec lequel le fondateur de Pine Tree Farm n’aurait certainement pas été en désaccord.