Granby et la conscription

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Ce printemps marque le 70e anniversaire du plébiscite sur la conscription, tenu de 27 avril 1942. Ce vote historique montre de manière éloquente le fossé qui sépare les Canadiens français de la population anglophone sur la question de la participation obligatoire des Canadiens à la Deuxième Guerre mondiale. Granby, où environ 15 % de la population…

Mario Gendron

Publié le 29 mars 2012 | Mis à jour le  11 septembre 2024

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Ce printemps marque le 70e anniversaire du plébiscite sur la conscription, tenu de 27 avril 1942. Ce vote historique montre de manière éloquente le fossé qui sépare les Canadiens français de la population anglophone sur la question de la participation obligatoire des Canadiens à la Deuxième Guerre mondiale. Granby, où environ 15 % de la population est anglophone, se révèle un bon terrain d’analyse pour quiconque s’intéresse à cet événement historique. MG


Association des retraitants catholiques
Membres de l’Association des retraitants catholiques de Granby. (Album souvenir de la paroisse Notre-Dame, 1936)

Lorsque la Deuxième Guerre mondiale s’enclenche, en septembre 1939, c’est depuis 1937 déjà que les associations canadiennes-françaises de Granby — Association des retraitants catholiques, Chambre de commerces des jeunes, Chevaliers de Carillon, Association catholique de la jeunesse canadienne, entre autres — militent activement contre toute participation militaire du Canada à un conflit extérieur.1 Cette attitude isolationniste tient à plusieurs causes, parmi lesquelles le douloureux souvenir de la crise de la conscription de 1917, au cours de la Première Guerre mondiale, et le sentiment que le Canada, « pays d’Amérique, n’a aucun intérêt à épouser les querelles de l’Europe » arrivent en tête de liste.

Les autorités fédérales ne peuvent ignorer la position réfractaire des Canadiens français. Aussi, lorsque la Deuxième Guerre mondiale débute, Ottawa n’a-t-il d’autre choix que de limiter ses ambitions mobilisatrices à la défense volontaire du territoire canadien. C’est d’ailleurs grâce à cette promesse que les libéraux de Mackenzie King garderont leurs sièges au Québec et le pouvoir à Ottawa lors des élections de 1940.

La Voix de l’Est, 8 avril 1942

Mais pressé par une opinion publique canadienne-anglaise qui s’alarme des bombardements sur Londres et réclame le service outre-mer obligatoire, le gouvernement King ne peut tenir sa position. Croyant dénouer l’impasse, Ottawa organise un plébiscite à travers le Canada pour le 27 avril 1942. Si les citoyens canadiens votent « oui » à la question « Consentez-vous à libérer le Gouvernement de toute obligation résultant d’engagements antérieurs restreignant les méthodes de mobilisation pour le service militaire? », Ottawa aura les mains libres pour imposer la conscription.

Le plébiscite sur la conscription révèle au grand jour les opinions diamétralement opposées des francophones et des anglophones du Canada sur l’obligation de combattre outre-mer. À Granby, un peu moins de 85 % de la population répond négativement à la question posée, ce qui correspond assez fidèlement à la proportion des citoyens canadiens-français dans la municipalité. Or la publication, dans La Voix de l’Est du 29 avril 1942, des résultats enregistrés dans chacun des 34 bureaux de scrutin de Granby permet de réaliser une analyse plus fine des tendances ethniques du vote.

Résultats du plébiscite sur la conscription, 27 avril 1942

BureauxAdressesNon%Oui%
49Salle Drummond17168,97731,1
50-ASalle Drummond3428,88471,2
50-BSalle Drummond6635,911864,1
51141, Cowie17877,45222,6
52-A195, Cowie18189,62110,4
52-B195, Cowie15991,9148,1
53217, St-Jacques19896,183,9
5499, St-Antoine Sud18593,9126,1
55379, Racine21793,1166,9
56-A335, Notre-Dame15892,9127,1
56-B335, Notre-Dame17294,0116,0
57-A76, St-Charles Sud20995,0115,0
57-B76, St-Charles Sud19394,1125,9
58-A105, Champlain18090,02010,0
58-B105, Champlain16793,3116,7
59-A471, Cowie17294,5105,5
59-B471, Cowie18494,4115,6
6077, Drummond17158,412241,6
617, Young8247,98952,1
62Rue Drummond9948,110751,9
63-AE.C.R.15274,85125,2
63-BE.C.R.17589,32110,7
64-A67, Court16593,2126,8
64-B67, Court15685,72614,3
65198, av. Du Parc28094,6165,4
66128, Court25593,7176,3
67252, av. Du Parc27696,5103,5
68270, av. Du Parc22891,2228,8
69137, Déragon20595,894,2
70321, av. Du Parc17293,5126,5
71-A395, av. Du Parc12793,496,6
71-B395, av. Du Parc16298,231,8
72447, Principale16596,563,5
73341, boul. Boivin16096,463,6
Total585484,9%103815,1%
Source: La Voix de l’Est, 29 avril 1942
Plan de la cité de Granby, 1941
Plan de la cité de Granby, Léon Desrochers, 1941. (Annuaire de Granby, 1944)

Les résultats détaillés du plébiscite de 1942 montrent un clivage entre les secteurs anglophone et francophone de Granby encore plus important que le laissent supposer les moyennes enregistrées par le « non » et le « oui ». Dans les quartiers ouvriers populeux du bas de la ville, où la très grande majorité des habitants est canadienne-française, c’est presque unanimement qu’on refuse la proposition gouvernementale. Ainsi, les six bureaux de scrutin situés dans l’avenue du Parc enregistrent conjointement 1 245 votes pour le « non » et à peine 72 pour le « oui »; la même tendance s’affirme dans les rues Saint-Jacques, Saint-Antoine Sud, Champlain, Principale, Déragon, Racine, Notre-Dame, Saint-Charles Sud et le boulevard Boivin.  Au contraire, les huit bureaux où le pourcentage du « oui » est supérieur à la moyenne municipale de 15  % se trouvent dans le quartier traditionnellement anglophone du haut de la ville et à proximité de la rue Dufferin, sur la frontière qui divise les deux communautés.  En conséquence, les bureaux de scrutin des rues Drummond, Young, d’une partie de Cowie et de l’école Christ-Roi recueillent 700 des 1038 votes favorables à l’imposition de la mobilisation pour outre-mer.

En définitive, les résultats détaillés du plébiscite d’avril 1942 tracent une ligne de partage très nette entre les francophones, qui tiennent fermement au respect de la parole donnée par le gouvernement King au début de la guerre, et les anglophones, pour qui la défense de la mère patrie, l’Angleterre,  justifie toutes les remises en cause. À Granby, jamais la position des Canadiens français sur un sujet de nature politique ou nationale n’a été aussi unanime, rendant prophétiques les paroles prononcées par Ernest Lapointe, le lieutenant québécois de Mackenzie King : «  Les Canadiens français, disait-il en 1940, ne conviendront jamais qu’un gouvernement, quel qu’il soit, ait le droit de leur imposer le service militaire outre-mer ».

  1. Sur le même sujet, voir aussi Mario Gendron. (2004). Les Canadiens français et la Deuxième Guerre mondiale. L’historien régional, vol. 4 (no. 4), p. 1 et 3. ↩︎