Le lac Boivin (1815-1980)
Mario Gendron
Publié le 14 juillet 2014 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Environnement, Urbanisme
Texte intégral de l’exposé fait par Mario Gendron, lors de la Consultation publique sur l’avenir du lac Boivin, tenue au cégep de Granby, le 3 mai 2014.
Monsieur le maire,
Mesdames, messieurs,
D’après les documents que j’ai consultés dans le cadre de cette recherche, le lac Boivin atteindra l’âge vénérable de deux cents ans l’année prochaine. C’est donc dire qu’il a pris naissance en 1815, quoique de façon bien timide, lors de l’installation d’un premier barrage sur la rivière Yamaska Nord, à la hauteur de Granby.
Nommée Boivin en 1967, après avoir porté les noms de Henderson et de Granby, cette étendue d’eau doit essentiellement son existence à l’activité humaine. Dans cette perspective, l’objectif de cet exposé est de montrer comment cette activité est le moteur exclusif de la formation du lac Boivin et comment, aussi, la configuration changeante de ce dernier est en étroite relation avec les différents usages et fonctions qu’on lui assigne au fil des ans.
Parmi ces fonctions et ces usages, certains s’avèrent essentiels, structurants, comme ceux qui ont trait à l’industrie, à l’électrification et à l’approvisionnement en eau potable de Granby, alors que d’autres sont accessoires, comme les loisirs nautiques, la chasse et la pêche, mais aussi la coupe de la glace pour la réfrigération. Ces dernières activités sont considérées comme accessoires parce qu’elles sont insuffisantes à orienter le développement du lac et qu’elles dépendent des activités structurantes.
Depuis le milieu des années 1970, la nature des interactions entre la société globale et le lac Boivin a pris une nouvelle tournure avec le développement des fonctions écologiques, éducatives et communautaires, qui, elles aussi, peuvent être considérées comme éminemment structurantes. On y reviendra.
De façon plus systématique, on peut dire que le lac Boivin a connu trois grandes périodes :
- la période industrielle, de 1815 à 1925, divisée en deux segments;
- la période de l’approvisionnement en eau potable de la ville, qui commence en 1932 et se termine en 1977;
- la période éducative, écologique et communautaire, qui débute en 1975 et qui perdure jusqu’à aujourd’hui.
Selon les inscriptions du cahier d’arpentage de J. McCarthy, qui datent de 1801, c’est-à-dire d’avant l’arrivée des premiers colons dans Granby, le territoire ennoyé aujourd’hui par le lac Boivin était formé de prairies naturelles et d’une forêt constituée d’essences de frêne, de sapin, d’érable, de pruche et de bouleau. On y trouvait aussi un petit marécage, à environ 1,5 km en amont de Granby. Ce dernier occupait toutefois un espace sans commune mesure avec le marais qui se formera quelques années plus tard, à la suite de l’installation du premier barrage.
La phase un (1) des fonctions industrielles du lac Boivin débute en 1815, avec la construction du premier barrage, et se termine à la fin des années 1880, avec la généralisation de la vapeur et l’installation de la grande industrie. C’est l’époque des moulins à scie, à farine, à fouler et carder la laine et des petites tanneries, des industries qui ont toutes comme principale caractéristique de fonctionner exclusivement grâce à la force hydraulique générée par la rivière. Mais pour donner sa pleine mesure, la force de l’eau doit être contrôlée et augmentée grâce à des barrages et des amenées d’eau (flume). Seule une bonne harmonisation des diverses contraintes naturelles et techniques, dont la responsabilité revient au millwright, permet à la force hydraulique de révéler son plein potentiel. Dans ce système, le lac Boivin agit comme une réserve, garante de la puissance et de la régularité de la force hydraulique.
Selon les informations contenues dans un document notarié, c’est à la suite de la construction d’un deuxième barrage, en 1835, qu’une plus grande étendue d’eau se constitue en amont de Granby : « Au-dessus de l’écluse supérieure, l’eau forme un étang de plusieurs milles d’étendue », peut-on lire dans ce document.
Or la topographie déjoue en partie les plans des industriels, puisque l’eau a tendance à se répandre sur un vaste territoire et à agrandir le lac, plutôt que s’accumuler près du barrage. Cette dispersion de l’eau dans la plaine située en amont de Granby provoque la création d’une formation aqueuse qui, au gré des saisons, alterne entre marais et étang. La carte Walling de 1864 indique l’ampleur de cette zone lacustre.
La phase deux (2) de l’usage industriel du lac Boivin commence à la fin des années 1880, alors que le pouvoir hydraulique devient complémentaire de celui de la vapeur, rendue toute puissante. L’électrification de Granby, réalisée en 1889 grâce à une petite centrale municipale, permet aussi à la force hydraulique de maintenir son utilité.
Mais afin d’augmenter la puissance et la régularité du pouvoir d’eau, la Granby Rubber doit procéder à la hausse de son barrage, ce qui a pour conséquence d’augmenter encore la dimension et la profondeur du lac. En 1909, une carte permet de voir le système hydraulique à son apogée, avec cinq barrages et quatre petits lacs artificiels à l’intérieur même des limites du village.
L’agrandissement du lac Boivin a un impact certain sur la qualité de vie des gens de Granby; elle rend possible, entre autres, la navigation et la pêche, qui deviennent très populaires au tournant du XXe siècle. C’est aussi à cette époque qu’on commence à y découper de la glace sur une base commerciale.
En 1907, le journal Granby Leader-Mail rapporte que quatre bateaux à moteur et plusieurs voiliers et chaloupes naviguent sur le lac artificiel. Le plus connu et plus rapide de ces bateaux appartient à la Compagnie de navigation Yamaska, propriété des Chevaliers de Colomb. Il propose des excursions qui permettent d’admirer les plus belles scènes qu’offre le lac Boivin. À ce moment, le lac est de forme oblongue et s’étend sur environ 4 km en amont de Granby.
Or si c’est l’industrie qui a donné naissance au lac Boivin, c’est aussi l’industrie qui le fait presque disparaître en 1924, à cause d’un litige entre la Dominion Rubber, devenue propriétaire des pouvoirs d’eau, et les cultivateurs excédés de voir leurs terres inondées à la suite de la hausse sauvage du barrage, en 1922. Poursuivie en justice, la compagnie se voit donc contrainte en 1924 d’abaisser son barrage, mais à un niveau encore plus bas que celui qui prévalait précédemment.
Sans revenir à la situation qui prévalait avant 1890, il n’en demeure pas moins que le lac s’en trouve réduit, au point d’entraver la navigation et de nuire grandement à la pêche, et ce, au moment où la force hydraulique n’est plus un facteur de développement industriel et que l’électricité nécessaire à Granby provient de Sherbrooke et de Drummondville.
Ayant perdu ses fonctions économiques et récréatives, le lac Boivin connaît alors un passage à vide, du moins jusqu’en 1932, lorsqu’on lui trouve une nouvelle utilité : alimenter en eau potable une ville en plein développement industriel dont la population s’accroît rapidement, pour dépasser les 10 000 habitants au début des années 1930. Jusque-là, Granby était exclusivement alimentée par le lac du mont Shefford, mais ce dernier ne suffit plus à la tâche. Au fil des ans, une part de plus en plus grande de l’eau nécessaire à la ville proviendra du lac Boivin.
En 1939, Horace Boivin, qui vient d’être élu à la mairie de Granby, fait la promesse aux citoyens de sa ville de leur redonner un lac digne de ce nom. Le maire est aussi préoccupé par la demande grandissante en eau de certaines usines, principalement dans le secteur de la teinturerie. Or, les restrictions de guerre freinent son projet. En 1945, le conflit mondial terminé, la hausse du barrage permet non seulement de remettre le lac dans la situation d’avant 1924, mais elle assure à Granby l’accès à une réserve d’eau suffisante… du moins temporairement.
Cette reprise en main du lac est aussi l’occasion d’entreprendre, pour la première fois, une forme de questionnement sur la relation entre l’homme et la nature, questionnement qui s’incarne dans un organisme, la Société du lac Granby, fondé en avril 1946 « en vue de développer, au point de vue esthétique et pratique le lac artificiel situé à l’entrée de la ville de Granby ».
La Société du lac Granby veut d’abord débarrasser le plan d’eau de la végétation marine qui l’encombre et des souches toujours enracinées dans le fond, pour ensuite creuser un chenal où les yachts et les embarcations lourdes pourront naviguer. À cette démarche assez conventionnelle s’en ajoute cependant une autre, plus novatrice : introduire des poissons et des oiseaux dans l’environnement du lac et interdire la chasse dans la réserve naturelle, de dimension restreinte, qu’on espère créer. Il est aussi question d’y implanter des castors, des rats musqués et d’autres petits animaux. Cependant, on est encore loin de considérer la partie marécageuse du lac comme une richesse et un atout pour la communauté. Trois décennies seront encore nécessaires avant d’en arriver là.
Finalement, presque rien ne se fait et le lac Boivin retourne à sa fonction principale : fournir de l’eau potable à la population et, surtout, aux industries de Granby, dont la demande devient de plus en plus grande. Ainsi, plusieurs années après avoir tourné le dos au pouvoir hydraulique, l’industrie se trouve à nouveau en position de déterminer le destin du lac.
La période qui s’enclenche avec la Révolution tranquille annonce de grands changements pour la rivière Yamaska et le lac Boivin. Deux thèmes principaux et interreliés retiennent l’attention au cours des années 1960 : l’approvisionnement en eau de Granby et la pollution extrême de la rivière Yamaska.
C’est depuis le milieu des années 1950 que la question de l’eau potable obsède les autorités municipales de Granby. Bris de conduites, sécheresse en été, goût désagréable : l’eau devient un frein à la qualité de vie et au développement industriel.
Ce n’est donc pas sans raison si Paul-O. Trépanier, qui se présente pour la première fois à la mairie de Granby en 1964, fait du thème de l’eau l’argument principal de sa campagne électorale. Son slogan, « C’est temps de changer d’eau », inspiré de celui de l’équipe libérale de Jean Lesage de 1960, « C’est le temps que ça change », montre que l’homme est résolu à agir.
Dans ce dossier, la municipalité poursuit deux objectifs : augmenter considérablement la réserve d’eau du lac Boivin et en aménager les pourtours à des fins récréo-touristiques, encore mal identifiées cependant.
Plusieurs solutions sont envisagées : l’une d’elles consiste à creuser le lac et à remblayer les marais avec les résidus; une autre propose la construction d’une digue en ciment tout autour du plan d’eau. On opte finalement pour le creusage du réservoir Lemieux, dont la construction débute en juin 1968 et se termine au printemps 1971.
C’est depuis le début des années 1960 que la pollution de la Yamaska est jugée préoccupante. À Granby, en aval du lac Boivin, on sait depuis 1965 que l’eau de la rivière est aussi polluée que si la population était de 100 000 âmes, alors qu’elle n’est que de 35 000. Cet écart s’explique par la pollution industrielle, responsable de 70 % des rejets. Il faut savoir qu’à cette époque, Granby ne possède aucune usine d’épuration et que toutes les eaux usées de la ville aboutissent directement dans la rivière.
Situé en amont de la ville, le lac Boivin est partiellement épargné par cette pollution, puisqu’il se trouve surtout affecté par les rejets de Waterloo, une ville dont la population est stable depuis plusieurs années, et par ceux de l’agriculture, qui n’est pas encore rendue au stade de la production porcine industrielle.
Lorsque Paul-O. Trépanier revient à l’hôtel de ville, en 1973, après une éclipse de quatre ans, l’approvisionnement en eau de Granby est toujours préoccupant, le réservoir Lemieux n’ayant aucunement résolu le problème. En 1974, on reprend donc la question où on l’avait laissée en 1967 et on tente de lui appliquer les mêmes solutions, c’est-à-dire :
- creuser le lac et remblayer le marais;
- aménager des espaces à des fins récréo-touristiques de masse : aires de jeux, terrains de camping, plage, marina.
Mais les choses ne se dérouleront pas comme prévu. De fait, entre le début de 1974 et juin 1976, la perception que les élus municipaux et la population ont de leur lac change radicalement. Considéré au départ comme un cloaque qu’il faut expressément réaménager, il se transforme en dix-huit mois en un joyau environnemental digne d’être inscrit sur la courte liste du patrimoine national. Cette métamorphose n’est évidemment pas le fruit du hasard. Parmi l’ensemble des facteurs qui vont permettre ce sauvetage écologique, l’intervention musclée du Club Natural arrive, et de loin, en première place.
Rattaché aux Loisirs de Granby depuis 1967, le Club Natural fait de la connaissance et de la protection de l’environnement son cheval de bataille. Ces jeunes naturalistes, comme on les nomme encore à l’époque, peuvent être considérés comme des précurseurs du mouvement environnementaliste, qui prend son envol au Québec au début des années 1970.
Aussi, lorsqu’il est question, en 1974, de creuser le lac Boivin et de livrer ses abords aux activités populaires de loisirs, le Club Natural n’est pas long à monter aux barricades. Il le fait, entre autres, en fondant l’Association pour la conservation et l’aménagement des marécages, qui regroupe un quarantaine de membres.
Dans une lettre expédiée au ministre responsable de la qualité de l’environnement, Victor Goldbloom, l’association de Granby s’oppose ouvertement à toute tentative de creuser le lac ou de l’aménager à des fins récréo-touristiques, du moins sans que des études préalables sur la valeur écologique du marais aient été effectuées.
Pour leur part, les jeunes naturalistes entendent agir de deux manières :
- en accumulant des données sur le terrain, c’est-à-dire en faisant l’inventaire biologique du marais pour en connaître l’écosystème;
- en sensibilisant la population à la question écologique du lac Boivin. Dans ce cas, tous les moyens sont bons et tous sont utilisés : journaux, radio, télévision, rencontres dans les écoles.
Le Club Natural fera l’inventaire biologique du marais pour en connaître l’écosystème. (©SHHY, fonds Jeannot Petit, P026-19760422)
Exposition du Club Natural à l’Escale, au printemps 1976. (©SHHY, fonds Jeannot Petit, P026-710001-P013)
Cet engagement actif va conduire le Club Natural à jouer un rôle décisif dans la suite des événements.
C’est grâce à une collaboration avec la firme Gendron & Lefebvre, qui avait reçu le mandat de creuser le lac — mandat devenu inutile avec la construction du barrage de Savage Mills, en 1975 —, que le Club Natural est introduit au cœur de l’action.
Fort de son expertise et, surtout, de l’inventaire de la faune et de la flore du lac que ses membres colligent depuis plusieurs mois, le Club Natural a désormais les coudées franches pour faire valoir ses idées, lesquelles, à cette époque, semblent audacieuses, sinon révolutionnaires. Dans leur croisade, les naturalistes peuvent compter sur l’appui inconditionnel de La Voix de l’Est et de la journaliste Francine Beaudoin, qui a pris leur cause sous son aile.
Après que le maire Paul-O. Trépanier ait été lui-même convaincu par les arguments des jeunes naturalistes, le Symposium sur l’aménagement du lac Boivin, qui se tient au début du mois de juin 1976, rassemble une centaine de participants autour des enjeux écologiques et récréatifs du plan d’eau.
Parmi ces participants, en première ligne, des membres du Club Natural : Mario Fortin, Serges Ruel, Louis-Paul Perras, qui est aussi géographe à l’Université Laval, et plusieurs autres. Sont aussi présents l’Association des biologistes du Québec, le Conseil de la jeunesse scientifique, la Commission scolaire de Granby, le Centre de conservation de la nature mont Saint-Hilaire, les Loisirs de Granby, ainsi que des représentants de plusieurs ministères.
Parmi les nombreuses résolutions adoptées pendant le Symposium, les deux premières, sans aucun doute les plus importantes, montrent tout le chemin parcouru dans le dossier du lac Boivin depuis le début de 1974.
Première résolution : « Que tout aménagement nécessitant des travaux intensifs, tels que remblayage des berges, construction d’édifices et de locaux destinés à l’habitation et à la récréation, soit effectué exclusivement dans la partie sud-ouest du lac et qu’une ligne de démarcation soit tracée à cette fin. »
Deuxième résolution : « Que la partie nord-ouest du lac soit orientée vers sa vocation naturelle, celle d’un centre d’interprétation de la nature qui, en plus de manifester le souci de la ville de Granby pour la conservation, lui fournira également un outil éducatif exceptionnel unique au Québec à cause de sa richesse floristique et faunique et à cause de la proximité du secteur urbanisé. »
Peu après, la formation du Comité d’aménagement du lac Boivin, sous la direction de Gérald Scott, où quelques membres du Club Natural sont appelés à siéger, permet de continuer la réflexion. Finalement, la création du Centre d’interprétation de la nature du lac Boivin, de même que l’aménagement du parc Daniel-Johnson, au tournant des années 1980, concrétisent les espérances du Symposium.
À ceux qui seraient tentés de mettre en doute l’importance du Club Natural dans toute cette affaire, Paul-O. Trépanier, qui, pourtant, était loin d’être convaincu au départ de la pertinence de l’approche écologique, n’hésitait pas à affirmer, en mai 1977, que la ville toute entière était endettée envers le Club Natural « pour avoir littéralement découvert le lac Boivin ». On ne pourrait pas rendre un plus bel hommage à l’organisme.
Ce qui reste le plus extraordinaire dans cette aventure de récupération environnementale, c’est que dans le concert des opinions et des expertises qui avaient cours à l’époque sur l’aménagement du lac Boivin, ce soit finalement la voix citoyenne et scientifique qui ait prévalu.
Créé par l’homme il y a près de deux siècles à des fins de production industrielle, maintenu au fil des ans pour des motifs éminemment pratiques, comme l’approvisionnement en eau de la ville, le lac Boivin s’est néanmoins incrusté dans la vie urbaine et en est devenu une composante familière, et ce, bien avant que sa richesse écologique soit découverte, au cours des années 1970.
Alors qu’on a souvent tendance à percevoir les aspects négatifs plutôt que positifs de l’intervention humaine sur l’environnement, l’histoire du lac Boivin nous apprend qu’il peut en être autrement… comme la réunion d’aujourd’hui l’exprime de manière éloquente.
En conclusion, l’histoire a donné le lac Boivin aux citoyens de Granby. C’est à eux qu’il revient d’assurer la pérennité de cet héritage.