Les déboires politiques du curé de Milton
« Le ciel est bleu et l’enfer est rouge ». C’est ce qu’on disait autrefois pour s’amuser du profond attachement de certains ecclésiastiques aux valeurs véhiculées par le parti conservateur (les bleus) et de leur antipathie envers le parti libéral (les rouges). Le zèle politique de certains de ces pasteurs les conduisait parfois à se prononcer en…
« Le ciel est bleu et l’enfer est rouge ». C’est ce qu’on disait autrefois pour s’amuser du profond attachement de certains ecclésiastiques aux valeurs véhiculées par le parti conservateur (les bleus) et de leur antipathie envers le parti libéral (les rouges). Le zèle politique de certains de ces pasteurs les conduisait parfois à se prononcer en chaire sur des sujets qui ne relevaient en rien de leur ministère, contribuant ainsi à diviser plutôt qu’à rassembler la communauté des fidèles. Mais les excès politiques des prêtres donnaient rarement lieu à des récriminations de la part des paroissiens ou à des réprimandes de l’évêché. Or, en 1877, le curé de la paroisse Sainte-Cécile-de-Milton, Joseph Noiseux, apprendra à ses dépens ce qu’il peut en coûter de mêler religion et politique.
Au XIXe siècle, les catholiques des différentes paroisses de La Haute-Yamaska, sans être des insoumis, s’opposent plus souvent qu’on le croit à certaines directives de l’Église. Par exemple, la collecte de la dîme était l’occasion de fréquentes disputes entre le curé et ses ouailles et la construction des églises se soldait souvent par un bras de fer entre le clergé, l’évêque en tête, et les fabriciens, chargés d’administrer la paroisse. Mais plus rarement voyait-on des paroisses s’embraser pour des questions politico-religieuses.
Lorsque Joseph Noiseux devient curé de Sainte-Cécile-de-Milton, en 1871, la paroisse compte 1 800 personnes et regroupe plus de 300 maisons. La plupart des habitants vivent de l’agriculture et des activités qui lui sont associées. Quant au village de Sainte-Cécile, il forme une ligne d’habitat qui comprend environ 25 édifices et résidences, où une centaine de personnes sont établies. En 1875, l’agglomération regroupe deux notaires, Charles et Louis Brin, un médecin, Alfred Gaucher, l’hôtel de Joseph Ménard, une fromagerie, une fabrique de voitures à chevaux, une boutique de forgeron et une petite fonderie, sans compter l’école et les églises catholique et protestante. Les maisons patrimoniales du docteur Gaucher et du cordonnier Jean-Baptiste Leclaire sont déjà construites; le presbytère catholique le sera en 1876 et la maison en pierre de Calixte Gaudette, en 1878.
Au cours du printemps et de l’été 1877, animé par son attachement aux idées véhiculées par le parti conservateur, le curé Noiseux entreprend une croisade contre les libéraux de Saint-Hyacinthe et ceux de sa paroisse. À cette époque, deux groupes aux idées politiques diamétralement opposées s’affrontent au Québec. D’un côté, on trouve les ultramontains, associés aux conservateurs, des fondamentalistes catholiques qui recrutent de plus en plus d’adeptes chez le clergé et les habitants, et de l’autre, les rouges, dont Saint-Hyacinthe est l’un des châteaux forts, qui véhiculent des idées libérales et même anti-cléricales qui, elles aussi, ont une certaine résonance parmi la population. Au dire des curés de la Haute-Yamaska, ce sont ces libéraux qui alimentent l’animosité des francs tenanciers lorsqu’il s’agit de payer pour une nouvelle construction d’église ou de presbytère. Leur influence est d’autant plus pernicieuse que leur idéologie est partagée par plusieurs anglophones protestants du comté, dont Lucius Huntingdon, le député libéral du comté de Shefford à Ottawa.
C’est du haut de la chaire de l’église Sainte-Cécile, un dimanche du printemps 1877, que le curé Noiseux enclenche les hostilités contre ses adversaires politiques. Bientôt, toutes les prédications dominicales du pasteur se transformeront en autant d’occasions de faire de la politique partisane. Un jour, son enthousiasme le conduit à affirmer que les libéraux n’étaient que des hypocrites qui, à la veille des élections et durant celles-ci, « faisaient des chemins de croix, allaient à confesse, obtenaient des billets de confession pour faire voir qu’ils étaient de bons catholiques », dans le seul but d’influencer les autres électeurs. Un autre jour, il lance que les catholiques du parti libéral seraient mieux de se faire protestants et que « l’enfer se réjouissait chaque fois qu’un catholique votait pour ce parti ». Quant à lui, le curé Noiseux se disait prêt à verser son propre sang pour le parti conservateur, et qu’en politique « il fallait choisir entre les dires du curé, de l’évêque et du Pape ou ceux des petits avocats libéraux de Saint-Hyacinthe».
Offusqués par de tels propos, certains libéraux de la paroisse décident, au début de l’automne 1877, de s’en référer à l’évêque du diocèse de Saint-Hyacinthe, Mgr Moreau. À la tête d’un groupe de 26 personnes mécontentes, on trouve Pierre Morin, rentier et ancien marguillier, Théophile Brunelle, cultivateur, ancien conseiller municipal, commissaire d’école et ex-maire, Joseph Johnson, commerçant de bois et propriétaire de moulins, François Parent, cultivateur, Pierre Frédéric Morin, marchand, et Henri Gingras, propriétaire de moulins, « tous paroissiens Catholiques Romains de la paroisse Sainte-Cécile-de-Milton ».
Si la question semble trop sérieuse pour que l’évêque la passe sous silence, nul n’aurait pu prédire qu’il irait aussi loin que décréter la tenue d’une enquête canonique, « laquelle enquête se tiendra dans la sacristie de la dite paroisse et s’ouvrira dimanche le 7 octobre courant à la suite des vêpres ». Cette enquête, qui entendra des témoins, sera présidée par le Vicaire général, Joseph Alphonse Gravel, assisté de l’archidiacre du Chapitre, Alexis Bernard.
Comme prévu, les deux délégués ecclésiastiques se rendent à Milton le 7 octobre. Ils disent d’abord la messe du dimanche et lisent au prône la requête en nommant tous les noms qui y sont apposés. Après les vêpres, ils se transportent dans la sacristie et là, revêtus du surplis, ils conduisent l’enquête canonique et font comparaître les différents témoins après leur avoir fait prêter serment sur l’évangile. Sur les 26 signataires de la requête, neuf seulement osent se présenter devant les autorités religieuses. Certains de ceux qui refusent de témoigner allèguent qu’ils ont été trompés et la plupart des autres aimeraient mieux, semble-t-il, se faire oublier. En définitive, seuls les six leaders du groupe et trois autres signataires participent à l’enquête. Parmi ces derniers, un jeune cardeur de 22 ans, Adolphe Gingras, indique aux enquêteurs « qu’il a regret d’avoir donné son nom pour être apposé sur la requête et que s’il avait su que les choses iraient si loin, il n’aurait pas signé ». Quant aux huit autres déposants, ils maintiennent intégralement ce qu’ils avaient déjà affirmé.
Les délégués ecclésiastiques ayant aussi le mandat d’entendre les témoins de la décharge, réunis en grand nombre, ils font prêter serment à une quarantaine d’individus qui déposent tous en faveur de leur curé. Aucun d’entre eux ne réfute le fait que le curé Noiseux ait parlé de politique au prône, insistant plutôt sur la mauvaise interprétation qu’auraient donnée les protestataires au discours politique de leur pasteur. Selon eux, celui-ci n’aurait pas parlé contre les libéraux de sa paroisse, mais bien contre le libéralisme en général et contre les libéraux d’Europe en particulier. Ils affirment, de plus, qu’ils sont satisfaits de leur curé et que toute cette contestation n’est que le résultat de l’amertume d’une poignée de mécontents. Deux semaines avant que l’enquête canonique s’enclenche, le curé Noiseux tenait des propos semblables dans une lettre à son évêque, lui écrivant que la plupart de ses détracteurs avaient des motifs bien particuliers de lui en vouloir. L’un d’entre eux, indique-t-il, « désire avoir licence pour vendre de la boisson et je m’y suis toujours opposé. Un autre qui voulait fournir mon bois de presbytère [la construction du presbytère a eu lieu l’année précédente] et m’ayant mal servi dès la première charge, j’ai acheté mon bois à un autre moulin. Un autre parce que je ne l’ai pas fait élire marguillier. Cinq jeunes gens que j’ai apostrophés une fois dans l’église à cause de leur dissipation et qui me trouvent trop sévère à l’égard des danses et des sorties seul à seul […] des vieillards qui m’aiment presque autant que le bon Dieu et qu’on avait fait signer sans doute en leur demandant s’ils étaient encore capables d’écrire leur nom ».
Une semaine après la tenue de l’enquête canonique et toujours en attente d’une décision, le curé de Sainte-Cécile écrit à nouveau à l’évêque Moreau en des termes qui indiquent à quel point il est bouleversé par toute cette affaire. « Cette enquête dont j’ai été l’objet est connue partout. Qui fera connaître au loin mon triomphe ? Je serai obligé de l’annoncer moi-même à mes confrères du loin que je visiterai, mais seront-ils obligés de me croire ? Non. Me croiront-ils ? Non. Ils attribueront ma non punition à votre excessive bonté, au besoin de sauvegarder la religion et pour longtemps, à leurs yeux, je demeurerai la bête noire. »
La décision de l’évêque Moreau tombe le 24 octobre 1877 et, comme prévu, le curé Noiseux est exonéré de tout blâme. Mais incorrigible, ce dernier n’hésitera pas à repartir en guerre en 1880 contre « la canaille libérale de Saint-Hyacinthe ».