Les élections fédérales de 1965 : trois candidats… et un rhinocéros
En toute logique, c’est Gilbert Rondeau, le candidat du Ralliement créditiste, qui aurait dû remporter l’élection fédérale de 1965 dans Shefford, comme il l’avait fait lors des deux précédentes. Or, un adversaire inattendu, Paul-O. Trépanier, improbable candidat du Parti conservateur, devait lancer Shefford dans la campagne la plus chaudement disputée au Canada depuis 1911.
Mario Gendron
Publié le 14 septembre 2021 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Politique
À l’occasion de la campagne électorale fédérale en cours, nous croyons pertinent de republier ce texte de 2011 sur les élections de 1965 dans Shefford, les plus chaudement disputées au Canada depuis 1911.
En toute logique, c’est Gilbert Rondeau, le candidat du Ralliement créditiste, qui aurait dû remporter l’élection fédérale de 1965 dans Shefford, comme il l’avait fait lors des deux précédentes et comme il allait le faire lors des trois suivantes. Or, un adversaire inattendu, Paul-O. Trépanier, maire de Granby et improbable candidat du Parti conservateur, devait brouiller les cartes et lancer Shefford dans la campagne à trois la plus chaudement disputée au Canada depuis 1911. Après un revirement de situation spectaculaire causé par le vote militaire, une enquête de la Gendarmerie royale du Canada et un recomptage judiciaire, c’est le candidat du Parti libéral, Louis-Paul Neveu, qui remportait la victoire.
Depuis l’élection du gouvernement minoritaire du conservateur John Diefenbaker, en 1957, les Canadiens ont pris l’habitude de l’exercice démocratique, allant aux urnes en 1958, 1962 et 1963, les deux dernières fois pour élire des gouvernements minoritaires conservateur et libéral. À l’automne 1965, pensant obtenir une majorité parlementaire, Lester B. Pearson déclenche de nouvelles élections, les cinquièmes en moins de dix ans. Le scrutin est prévu pour le 8 novembre.
Fondé Flamboyant et primesautier, Paul-O. Trépanier, maire de Granby depuis 1964, aime jouer les trouble-fêtes. Aussi, alors que ses sensibilités politiques semblent le situer à gauche de l’échiquier politique, il se retrouve à droite en devenant le candidat du Parti progressiste-conservateur au début du mois d’octobre 1965, et ce, une semaine après avoir affirmé catégoriquement son refus d’être candidat. En acceptant de briguer les suffrages pour le grand parti de la droite canadienne, Paul-O. Trépanier se donne comme objectif de mener « une bataille sans merci contre les combines, contre les scandales, contre les pots-de-vin et contre certains députés insignifiants ». Il devient le quatrième candidat d’un parti reconnu à se lancer dans la course pour Shefford, les autres étant Louis-Paul Neveu, pour le Parti libéral, Jacques Jourdenais, pour le Nouveau Parti démocratique (NPD), et Gilbert Rondeau, le député sortant, pour le Ralliement des créditistes de Réal Caouette. Quant au chef du Parti rhinocéros, Cornélius 1er, un résident du Zoo de Granby, c’est un détail de procédure qui, à la dernière minute, l’avait empêché de participer aux élections.
L’arrivée inopinée du maire de Granby dans la course électorale a pour effet de semer un certain désarroi chez ses adversaires, bien au fait de ses talents d’orateur et de sa popularité. « À quelle condition le maire a-t-il embarqué? », demande Gilbert Rondeau. La question est d’autant plus pertinente que la publicité électorale de Paul-O. Trépanier est toujours accompagnée du mot « ministre » marqué en grosses lettres, mais sans fournir plus de détails. Louis-Paul Neveu considère quant à lui que la volte-face du maire sur sa participation à la course électorale jette le doute sur ses intentions réelles. Le candidat libéral n’est pas plus tendre envers les créditistes, leur reprochant de « parler à tort et à travers, sans savoir où ils vont ».
Le 26 octobre 1965, le dernier jour des mises en candidature, coup de théâtre : le candidat du NPD, Jacques Jourdenais, un policier à l’emploi de la Ville de Granby, se désiste en faveur de Paul-O. Trépanier, un geste que d’aucuns considèrent comme étrange. Deux jours plus tard, le maire déclare qu’il conservera son poste à l’hôtel de ville même s’il est élu député de Shefford. La table est mise et la lutte s’annonce serrée, ce qui n’échappe pas à la vigilance des journalistes affectés à la course électorale qui désignent la circonscription comme stratégique, c’est-à-dire susceptible de changer d’allégeance.
La radio CHEF diffuse en direct les premiers résultats du vote, le soir du 8 novembre, mais il faut attendre la publication de La Voix de l’Est, le jour suivant, pour connaître le nom des vainqueurs et lire le compte-rendu de la soirée électorale la plus fébrile de l’histoire de Shefford. « Le trio Paul-O. Trépanier, Louis-Paul Neveu et Gilbert Rondeau, peut-on y lire, a tenu en haleine les électeurs durant tout le dépouillement des votes. Ce fut un véritable suspense digne des meilleurs films de Alfred Hitchcock. Finalement, peu avant minuit, le maire Paul-O. Trépanier était déclaré élu avec une majorité de 82 voix sur son plus proche adversaire, M. Louis-Paul Neveu ». Le nouveau député est d’autant plus heureux de sa victoire que c’est seulement la deuxième fois depuis la Confédération que le comté de Shefford élit un conservateur.
Mais compte tenu du peu d’écart qui les sépare du vainqueur, les candidats Neveu et Rondeau préféreront attendre les résultats d’un premier recomptage avant de concéder la victoire, un exercice au terme duquel, en effet, Trépanier ne mènera plus que par neuf et treize voix sur ses adversaires créditiste et libéral. Craignant quelque fraude ou vol, on juge dès lors nécessaire de faire surveiller 18 heures par jour le bureau du président des élections par un gardien de la Patrouille nationale de Granby. « Shefford est devenu le point de mire du Canada », titre La Voix de l’Est du 11 novembre 1965.
D’ordinaire sans conséquence, le vote militaire, c’est-à-dire celui de la centaine de soldats, d’aviateurs et de marins originaires du comté de Shefford qui sont en service loin de leur domicile, prend soudainement une signification toute particulière. Car si le vote de ces derniers va massivement à l’un ou l’autre des adversaires de Trépanier, on pourrait assister à un renversement de situation; et c’est effectivement ce qui advient lorsque 78 militaires sur 112 optent pour le candidat libéral, Louis-Paul Neveu. Cette fois, ce sont Gilbert Rondeau et Paul-O. Trépanier qui réclament le recomptage judiciaire des résultats.
Mais avant que les résultats définitifs ne soient connus, une découverte sensationnelle ébranle la confiance des électeurs. Une boîte de scrutin de Waterloo, censée contenir 233 bulletins de vote, est retrouvée complètement vide, et ce, malgré la présence intacte du scellé. L’affaire est suffisamment sérieuse pour que les autorités mandatent deux agents de la Gendarmerie royale du Canada pour faire enquête. Mais le mystère ne sera jamais élucidé. Quoi qu’il en soit, le recomptage judiciaire, terminé le 2 décembre 1965, confirme la victoire de Louis-Paul Neveu sur Paul-O. Trépanier et Gilbert Rondeau par des écarts respectifs de 27 et 47 voix. Quant au vote national, il ne change rien au paysage politique canadien, puisque le libéral Lester B. Pearson est reporté au pouvoir, encore une fois à la tête d’un gouvernement minoritaire, le quatrième depuis 1957 et le troisième d’affilée.