L’exposition agricole du comté de Shefford, 125 ans de présence en région
Mario Gendron
Publié le 30 août 2012 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Agriculture, Association
À une époque où les occasions de se divertir étaient rares, l’exposition agricole du comté de Shefford constituait un événement que tous attendaient avec fébrilité. Cette grand-messe de l’agriculture et de l’élevage, qui se tenait généralement à Waterloo à la fin de l’été, mobilisait des milliers de personnes de tous les horizons sociaux et de tous les âges. On y venait, bien sûr, pour les animaux et les produits agricoles, mais aussi pour les attractions parallèles, les courses, les activités foraines et les diseuses de bonne aventure ou, plus simplement, pour rencontrer des gens et s’amuser, même si plusieurs abusaient de cet espace de liberté pour s’enivrer et se bagarrer.
C’est la Société d’agriculture du comté de Shefford qui, l’année même de sa fondation, en 1834, organise la première exposition agricole sur la terre de Calvin Richardson, à l’extérieur des limites de Waterloo. Ces cattle show, comme les nomment les anglophones, cherchent à faire connaître les progrès de l’agriculture et de l’élevage au plus grand nombre et à favoriser l’émulation chez les cultivateurs. Les exposants de 1834, au nombre de 74, présentent environ 150 têtes de gros bétail, taureaux, vaches à lait, bœufs de travail, veaux, bovins de boucherie, étalons, juments, chevaux hongres, juments de selle et poulains, sans compter les nombreux porcs. À cette occasion, on distribue 328 $ en prix, une somme importante si l’on considère qu’une vache se vend 10 $ ou 15 $ à cette époque. À la différence de la situation qui prévaut après 1880, les animaux ne sont pas regroupés et jugés selon leur race mais uniquement d’après leurs qualités individuelles. Ainsi, on récompense la jument qui présente la meilleure conformation, le bœuf le plus lourd ou le cochon le plus gras. Parce qu’ils possèdent généralement de beaux animaux, ce sont surtout les gros cultivateurs qui participent à l’événement. À la suite de la reconnaissance officielle par Québec des sociétés d’agriculture, en 1847, plusieurs de ces gros cultivateurs profiteront largement des subventions gouvernementales annuelles attribuées aux expositions de comtés.
Moins présentes avant 1850, les activités plus festives de l’exposition, comme les courses de chevaux et les divertissements forains, voient leur popularité grandir à mesure que le siècle avance et que la société s’urbanise. Les Gitans, qui courent ce genre d’événements, connaissent toujours beaucoup de succès, amassant quelques dollars en prédisant la bonne aventure. Quant à la multiplication des concours d’artisanat, d’horticulture et de produits alimentaires, elle incite un nombre croissant de femmes à participer à l’exposition, soit comme spectatrices, soit comme concurrentes. La popularité de tous ces événements attire des milliers de visiteurs à Waterloo, jusqu’à faire doubler et même tripler sa population pendant quelques jours. Ce sont les salles de billard et les hôtels du village qui sont les principaux bénéficiaires de l’affluence. La consommation d’alcool aidant, les bagarres sont toutefois monnaie courante, ce qui oblige la Société d’agriculture de Shefford à engager des constables spéciaux afin de maintenir l’ordre. Ainsi, en septembre 1877, le Waterloo Advertiser rapporte, comme s’il s’agissait d’un fait coutumier: « Il y a eu le nombre habituel de querelles d’ivrognes à l’exposition agricole et un grand nombre d’arrestations ont été effectuées ».
Après 1880, l’exposition agricole de Shefford s’inscrit sous le signe de l’industrie laitière, dont la croissance est stimulée par la demande anglaise pour le fromage cheddar et par l’extension du marché domestique du beurre. Cette évolution explique que ce sont les races bovines laitières —ayrshire, canadienne ou jersey — qui retiennent désormais l’attention des concurrents et des spectateurs, éclipsant les races de boucherie et les races à deux fins (lait et viande). « Il y a de cela quelques décennies », affirme à regret un observateur en septembre 1893, « nous pouvions admirer de magnifiques bovins de grandes races, gras comme du beurre et d’une taille énorme, mais en ces jours d’industrie laitière, les cultivateurs n’en ont plus que pour les petites races laitières. » Les concours de chevaux de ferme et de route, ces indispensables alliés du cultivateur, du voyageur, du commerçant, de l’industriel et du professionnel, attirent toujours des foules importantes; les moutons, au contraire, sont en perte de vitesse, leur destin compromis par l’importation massive des lainages anglais à bon marché.
Malgré que Shefford soit un comté où la proportion des francophones dépasse les trois-quarts à la fin du XIXe siècle, ce sont surtout des cultivateurs et des marchands anglophones qui concourent et gagnent à l’exposition agricole. Certains de ces compétiteurs portent des noms qui remontent aux familles pionnières du canton de Shefford (C.W. Curtis, Henry Ashton, James T. Booth, Jos. H. Savage), de Roxton-Sud (John Blampin, James Galbraith, J.R. Sanborn et Bradley Smith), de Granby (T. Roberts, W. Kay, Edward Seal et J.S. Irwin) et de Saint-Joachim (M.S. Standish et J. Kennedy). De surcroît, ce sont de gros marchands d’animaux, comme S.N. Blackwood et John Davis, de Shefford, qui remportent les concours de vaches et de taureaux canadiens enregistrés, des animaux que les Canadiens français élèvent pour leurs aptitudes laitières depuis des générations et qu’ils ont amenés avec eux en région.
Alors que le XXe siècle bat son plein, l’exposition agricole de Shefford reste ancrée dans ses traditions et marque le pas. Concurrencée par le cinéma et le baseball, qui lui arrachent une partie de sa clientèle, elle perd progressivement sa suprématie comme manifestation régionale de grande envergure. On peut aussi penser qu’une forme de lassitude s’est installée chez les gens, puisque ce sont presque toujours les mêmes cultivateurs qui participent et qui remportent les prix. Même l’entrée en scène de nouvelles races de porc et de la race holstein, appelée bientôt à dominer les cheptels laitiers, n’arrive pas à soulever l’enthousiasme populaire.
La Société d’agriculture du comté de Shefford sort affaiblie de la Deuxième Guerre mondiale, maintenant confrontée à une désaffection des cultivateurs qui menace la survie même de son exposition annuelle. En 1957, les directeurs de la Société tentent de renverser la tendance en organisant une exposition extraordinaire les 9, 10 et 11 août. Pat Anthony, « le plus grand dompteur de bêtes sauvages de l’univers », sera sur place avec ses lions, on présentera un spectacle équestre mettant en scène les meilleurs chevaux sauteurs de Montréal et les artistes jongleurs de renom Ray & Yo donneront plusieurs représentations. On procédera même au tirage d’une automobile de marque Studebaker, d’une valeur de 2 225 $. Comme c’est le cas depuis des décennies, c’est le Waterloo Band qui aura la responsabilité d’assurer l’animation musicale sur le terrain de l’exposition. Des publicités seront placées dans le Montreal Star et La Voix de l’Est afin de garantir la présence du public.
Exposition agricole du comté de Shefford en août 1957
Le bilan de l’exposition de 1957 effectué et le déficit d’opération constaté, les directeurs de la Société d’agriculture doivent se résoudre à l’inévitable : vendre le terrain et les installations de l’exposition à la Ville de Waterloo contre le paiement des dettes de l’organisme. Après une année de relâche, la dernière exposition agricole du comté de Shefford se tient en 1959. Ayant perdu sa principale raison d’être, la Société d’agriculture de Shefford est dissoute le 28 mai 1971 par le ministre de l’Agriculture et de la Colonisation.
Comment expliquer la disparition de l’exposition agricole du comté de Shefford, alors que celles de Brome et de Bedford (Missisquoi) ont perduré jusqu’à aujourd’hui? Les raisons principales tiennent sans doute à la diminution du nombre des cultivateurs anglophones de Shefford, et ce, à un rythme beaucoup plus rapide que dans les comtés voisins, et au désintérêt des cultivateurs francophones, dont les plus importants préfèrent désormais participer à l’exposition de Saint-Hyacinthe.