Lucille s’en va à l’ouvrage. Flâneries autour de la passerelle Miner de Granby

La passerelle Miner (photo Dominic Marcil)
La passerelle Miner (photo Dominic Marcil)

Enseignant en littérature française au cégep de Granby, Dominic Marcil nous livre ici un texte historico-poétique sur le thème de la passerelle Miner. Ses réflexions, ou ses flâneries, pour reprendre son expression, affirment l’importance du patrimoine industriel dans la vie granbyenne. Son texte est agrémenté de superbes photos de la rivière Yamaska, qu’il nous fait…

Dominic Marcil

Publié le 2 mai 2018 | Mis à jour le  11 septembre 2024

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Enseignant en littérature française au cégep de Granby, Dominic Marcil nous livre ici un texte historico-poétique sur le thème de la passerelle Miner. Ses réflexions, ou ses flâneries, pour reprendre son expression, affirment l’importance du patrimoine industriel dans la vie granbyenne. Son texte est agrémenté de superbes photos de la rivière Yamaska, qu’il nous fait découvrir de manière originale. Car, comme l’affirme l’auteur : « C’est depuis les rivières qu’on prend la bonne mesure des ponts ».

Mario Gendron

Je fais le trajet qui mène de l’ancienne gare de Granby à la passerelle Miner, en longeant la rivière, mon fils Noah installé dans son porte-bébé, dans mon dos. Cette partie de la rivière Yamaska constitue ce que les géographes nomment un ressaut. Du lac Boivin, plus en amont à la hauteur de la gare, jusqu’à la rue Saint-Charles quelques centaines de mètres plus loin, le dénivelé de la rivière chute de 11 mètres, créant un débit d’eau rapide dont ont profité les premières industries de la ville, au XIXe siècle.

Aujourd’hui, une piste cyclable, des aires de repos et quelques sentiers ont été aménagés. De rares vestiges industriels sont toujours en place, entre autres une ancienne conduite d’eau qui alimentait la Miner Rubber. Avec la passerelle, c’est la seule trace dans le paysage de ce qui fut la plus importante industrie de la ville.

Vestige de la Miner Rubber

Dans la toponymie de Granby, toutefois, impossible d’oublier la lourde présence de la famille, qui a donné son nom au parc Miner, au golf Miner, aux terres Miner, au boisé Miner, à la piscine Miner, à la Ferme héritage Miner et, bien sûr, à la passerelle Miner.

Mais aucune rue ne porte le nom de Miner.

Quand on provient de la piste cyclable, aménagée sur le tracé de l’ancienne voie ferroviaire, la passerelle est en plongée. La différence de perspective est impressionnante. De la piste cyclable, elle semble minuscule, n’invite pas qu’on s’y attarde. Des sentiers, on perçoit mieux le terrain accidenté, les gorges qui se déploient sous ses poutres et la hauteur de la passerelle.

Je prends un sentier non aménagé pour descendre plus près du lit de la rivière. Je dois bien assurer mon équilibre avec un contrepoids d’une douzaine de kilos dans le dos. Sitôt que nous atteignons la rive, mon fils cesse ses babils et fixe les rapides. Il semble absorbé par le grondement, un tout petit grondement continu, une force tranquille.

C’est depuis les rivières qu’on prend la bonne mesure des ponts.

J’ai habité Granby une bonne partie de mon adolescence. Mis à part le lac Boivin et son centre d’interprétation, la ville était peu associée dans mon imaginaire aux espaces naturels. Les aspects industriel et commercial dominaient. Je me souviens d’un grand titre du journal local, La Voix de l’Est, quelque part dans les années 1990 : « Granby, ville industrielle, c’est fini ! » J’avais peut-être onze ou douze ans. Une usine importante venait de fermer. J’ai été marqué par cette première page parce que je n’arrivais pas à imaginer ce que serait Granby si elle n’était pas « industrielle ». Mon père René et mon grand-père Simon ont travaillé dans une usine du parc industriel. Ma grand-mère Lucille à la Granby Elastic Web, qui formait avec l’Imperial Tobacco et la Miner Rubber les industries les plus florissantes de l’après-guerre.

Mon fils n’a jamais rencontré mon père, ni ma grand-mère. La passerelle aujourd’hui réunit leur image.

Quand j’étais jeune, on disait de la rivière Yamaska qu’elle était la plus polluée au Québec. Il ne fallait pas s’y baigner ni manger les quelques poissons qu’on y pêchait. J’ignore si ses eaux sont encore aussi polluées.

Depuis le lit de la rivière, sous la passerelle, je réalise pour la première fois qu’il y a des gorges naturelles au centre-ville de Granby, qu’elles sont magnifiques, bordées d’arbres d’une dizaine d’essences différentes, certains immenses, centenaires certainement. Je regarde d’un côté comme de l’autre, il n’y a aucune autre construction humaine apparente, sinon la passerelle qui passe au-dessus de ma tête.

En les enjambant, les ponts cachent parfois la beauté des rivières.


J’imagine le sourire de Lucille lorsque le contremaître a annoncé que la compagnie allait construire une passerelle.

La Miner Rubber Co. construit ses installations industrielles à Granby, sur la rive sud de la rivière Yamaska nord, en 1909. Fondée par Stephen Henderson Campbell Miner, la compagnie connaît un essor rapide grâce à la guerre et embauche en 1916 plus de 1 000 travailleurs. Le quartier ouvrier de Granby, canadien-français essentiellement, se trouve sur la rive nord de la Yamaska. Matins et soirs, les travailleurs doivent, pour atteindre l’usine ou leur logement, effectuer un long détour vers le pont de la rue Principale, ou encore descendre les marches des gorges, franchir la rivière en empruntant une passerelle rudimentaire et remonter les quelque 160 marches qui les mènent à l’ouvrage. Ces conditions difficiles d’accès aux installations industrielles, en plus de celles qu’on peut imaginer dans une usine de transformation du caoutchouc au début du XXe siècle, incitent la compagnie à construire, en 1916, une longue passerelle destinée à enjamber la rivière pour permettre aux ouvriers d’atteindre plus directement l’usine.

Une trentaine de travailleurs déambule sur la passerelle Miner. En arrière plan, deux bâtiments et une partie du stationnement de l'usine Miner Rubber.
Les travailleurs sur la passerelle Miner, vers 1955. (SHHY, collection Photographies Granby et région, P070-S27-SS4-SSS7-D4-P7)

Reconstruite en 1950, 1975 et 2004, la passerelle Miner fait, cent ans plus tard, toujours partie du paysage urbain de Granby. La Miner Rubber, elle, a été détruite par les flammes en 1983.


Comme bien des villes, Granby se divise en deux : la haute et la basse ville. La haute ville a abrité, à une époque pas si lointaine, les industries et les résidences cossues des contremaîtres, directeurs et propriétaires, la plupart canadiens-anglais. Dans la basse ville, se rassemblaient plutôt les quartiers ouvriers.

D’un point de vue géomorphologique, Granby est une zone de contact entre deux grands ensembles physiographiques du Québec. La basse ville est construite sur les basses terres du Saint-Laurent. Il y a plus de 9 500 ans, elle était recouverte par la mer de Champlain. La haute ville, non, puisqu’elle marque le début de la plate-forme appalachienne.

D’un point de vue géopolitique, Granby est aussi une zone de contact. Elle appartient à la région administrative de la Montérégie, mais à la région touristique des Cantons de l’Est. Elle a été fondée par des Américains, bâtie par des boss anglophones, mais habitée rapidement par une majorité de Canadiens français.

D’un point de vue identitaire, la zone de contact est plus floue. Le site internet de la ville présente d’abord Granby comme « située entre les villes de Montréal et de Sherbrooke ». Une ville entre-deux, pas tout à fait banlieue, pas tout à fait autonome, à l’identité molle, pour reprendre le qualificatif de William S. Messier. Une ville au passé industriel riche mais révolu, à l’avenir certain mais indéfini.

J’aime penser que la passerelle Miner relie un peu tous ces pôles, comme une mise en abîme de la ville elle-même.


Je cours trois ou quatre fois par semaine. Mes parcours varient peu. Très souvent, j’effectue le tour (10 km) ou le demi-tour (8 km) du lac Boivin. Parfois, je prends un détour par le boisé Miner, ou bien par la côte du mont Sacré-Cœur. Il y a un Christ en croix tout en haut. Chaque fois, je pense confusément à Rocky Balboa et à Gaston Miron, qui a étudié en ces lieux.

Cette semaine, je décide de me rendre jusqu’à la passerelle, dans l’idée de réfléchir à sa fonction. De la maison, en coupant par la rue du Nénuphar, je mets 4 kilomètres pour l’atteindre.

La fonction. L’objectif. L’utilité. La performance.

La passerelle permet maintenant de raccorder la piste cyclable au centre-ville de Granby. Elle est empruntée surtout par des promeneurs, souvent âgés, quelques touristes en vélo, et parfois des gens qui se dirigent à la maison ou au travail. Si la passerelle permet encore de sauver quelques minutes au marcheur affairé, sa fonction est surtout de mettre en valeur les attraits naturels de la rivière, dans une forme de contre-emploi de sa fonction originelle. En 1916, la passerelle permettait justement aux travailleurs de s’éviter une plongée dans les gorges, dans les espaces naturels scarifiés par le développement industriel, une plongée dans la force vive de l’eau souillée par les déversements de produits chimiques et autres déchets malodorants. Je me demande si les dirigeants de la Miner Rubber n’ont pas conclu qu’une telle plongée était une menace pour la productivité de l’entreprise, bien plus que les quelques minutes perdues par les travailleurs pour atteindre l’usine. Se couper de la nature au nom du progrès.

Lucille ne verra plus tous les matins le vieux chêne où ses sœurs et elles ont gravé leurs initiales. Qu’importe. Elle sauvera du temps. Les passerelles sauvent du temps. Se sauvent du temps.


La passerelle Miner, en son centre, s’élève à une quinzaine de mètres au-dessus de la rivière. Je dis ça à l’œil, car je ne trouve nulle part l’information précise. Je sais toutefois que c’est le seul pont à Granby du haut duquel une chute peut être fatale.

C’est là une autre fonction du pont, qui fait les manchettes périodiquement.

Je cours aujourd’hui en pensant à Karl, un ancien étudiant, qui a menacé de sauter du haut de la passerelle il y a quelques mois. Les policiers appelés sur les lieux ont tenté de le raisonner. Dans un témoignage livré au journal local, Karl a déclaré que, « s’il n’avait pas fait beau ce jour-là », il aurait sauté.

Je termine ma course par un sprint sur la passerelle. J’atteins son point le plus élevé, qui débouche sur la rue Saint-Jacques, puis je reviens au centre reprendre mon souffle. Les bruits de la rivière montent à moi. En amont, au-dessus des arbres, je perçois les derniers étages de l’hôtel Roussillon, maintenant reconverti en résidences pour personnes âgées. En aval, les briques rouges d’une bâtisse de l’ancienne Imperial Tobacco. J’oublie rapidement ces constructions humaines.

Les rapides sont parsemés de moutons qui m’absorbent.

Il peut bien pleuvoir des cordes, il fait si beau aujourd’hui, Lucille.