Survivance des races patrimoniales québécoises
Depuis leur consécration comme « races patrimoniales » par un vote unanime de l’Assemblée nationale, les races bovine et chevaline canadiennes soulèvent l’intérêt des éleveurs, des artisans fromagers et du grand public. Cette reconnaissance politique et nationale constitue l’aboutissement d’une démarche, enclenchée à la fin du XIXe siècle, visant à empêcher la disparition des races du pays.
Mario Gendron
Publié le 3 juillet 2018 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Agriculture, Patrimoine
Depuis leur consécration comme « races patrimoniales » par un vote unanime de l’Assemblée nationale, en 1999, les races bovine et chevaline canadiennes soulèvent l’intérêt des éleveurs et des artisans fromagers, comme elles attirent l’attention du grand public.1 Cette reconnaissance politique et nationale constitue l’aboutissement d’une démarche, enclenchée à la fin du XIXe siècle, visant à empêcher la disparition des races du pays, déjà menacées par la vague de changements économiques et sociaux qui balaient la période. Si la survivance du cheval canadien semble aujourd’hui assurée, avec environ 8 000 sujets vivants, on ne peut pas en dire autant des bovins canadiens.
C’est depuis la Nouvelle-France que les races canadiennes accompagnent le peuple québécois dans son aventure américaine. L’insertion dans la colonie française des animaux appelés à constituer ces races se fait en deux temps, de 1632 à 1662 pour les bovins, dont on compte déjà 3 100 sujets au recensement de 1667, et de 1665 et 1671 pour les chevaux, importés au rythme de 12 à 14 par année. En 1671, Jean Talon met fin à toutes les expéditions françaises d’animaux, estimant « que sa Majesté a suffisamment fait passer de bestiaux pour peupler le Canada des espèces qui lui manquoient ».
Un demi-siècle plus tard, la Nouvelle-France compte 5 000 chevaux et 25 000 bêtes à cornes dont le type respectif est suffisamment uniforme pour mériter le nom de race. On utilise les premiers pour le transport et l’agriculture, tandis que les seconds fournissent le lait, le beurre et la viande nécessaires à la vie quotidienne. Selon les descriptions qu’on en fait, la vache canadienne est de petite taille et d’un type essentiellement laitier; son lait est riche, assez semblable à celui de la race jersey, avec laquelle elle serait apparentée. Quant au cheval canadien, dont le gabarit est également modeste, on le dit alerte, vigoureux et infatigable. Bien sûr, il ne s’agit pas de races au sens moderne du terme, avec inscription au livre de généalogie et conformation à un standard — les livres des bovins et des chevaux canadiens ne sont respectivement ouverts qu’en 1886 et 1889 —, mais plutôt de races du terroir, qu’on qualifie aussi d’ethnotypes, développées au gré des pratiques empiriques d’élevage et de l’acclimatation aux conditions environnementales.
À la suite de la cession définitive de la Nouvelle-France à l’Angleterre, en 1763, les races canadiennes, relativement isolées jusque-là, se trouvent confrontées à l’importation d’animaux de différentes races. Des deux espèces, ce sont les chevaux du pays qui sont les premiers à subir les effets négatifs des croisements raciaux qui se multiplient au rythme de ces importations. Bientôt, la convoitise des acheteurs américains s’ajoute aux menaces qui planent sur « le petit cheval de fer ». Même si certains auteurs n’aiment pas l’admettre, les chevaux canadiens vont dès lors puissamment contribuer à la formation des races chevalines américaines, particulièrement le morgan et le standardbred. Ce double mouvement de croisement et d’exportation se poursuit en s’accélérant jusqu’à la Guerre de sécession américaine (1861-1865), grande dévoreuse de chevaux canadiens, soit jusqu’au moment où plusieurs commencent à affirmer que la race est complètement disparue.
À la différence du cheval, la race bovine canadienne demeure essentiellement pure jusqu’aux débuts de l’industrie laitière, vers 1860-1870, alors qu’on en dénombre environ un demi-million de têtes. Par la suite, cependant, elle doit subir les assauts de sa principale compétitrice, la ayrshire, qui s’implante dans la région de Montréal et partout où on se spécialise dans la production du fromage et la vente du lait nature. La race écossaise se trouve avantagée de deux façons : 1) elle est plus grosse que la canadienne et donne donc plus de lait, et ce, à une époque où la majorité des fromageries du Québec paie le lait au poids, c’est-à-dire sans tenir compte du taux de gras; 2) elle a pu compter sur l’appui du Conseil d’agriculture de la province de Québec, qui en a fait la promotion et qui l’a en quelque sorte imposée aux cercles agricoles, aux sociétés d’agriculture et aux écoles d’agriculture (J. W. G. MacEwan, 1941).
Au début des années 1880, alarmés par l’imminence de la disparition des races canadiennes, quelques personnages associés de près au monde de l’agriculture décident de réagir; parmi eux, François Pilote, Édouard Barnard, Jean-Charles Chapais et Joseph-Alphonse Couture. L’objectif de ces hommes, soutenus par un petit nombre d’éleveurs, est de régénérer les races canadiennes grâce à la sélection des meilleurs sujets encore existants, une démarche qui conduit à l’ouverture des livres de généalogie, en 1886 pour les bovins et en 1889 pour les chevaux. Quand ces livres seront fermés, quelques années plus tard, seuls les animaux issus de parents déjà inscrits pourront l’être à leur tour. La fondation des sociétés d’élevage de chevaux et de bovins canadiens par le Dr J.-A. Couture, en 1895, complète cet effort de reconstitution. Au tournant du XXe siècle, les 8 000 bovins canadiens enregistrés se concentrent dans les comtés de Berthier, Joliette, Drummond, Kamouraska et l’Islet, tandis que les 1 800 chevaux se retrouvent principalement dans Rouville, Bagot, Saint-Hyacinthe, Verchères et Laprairie.
Dès les premières décennies du XXe siècle, les races canadiennes se retrouvent en porte-à-faux par rapport aux tendances lourdes de l’agriculture et de l’économie. Alors que l’urbanisation accroît la consommation de lait nature et que les fromageries tardent à adopter le paiement du lait d’après le taux de gras, ce qui défavorise la vache canadienne, le poids du cheval canadien s’avère insuffisant pour répondre aux exigences de la mécanisation de l’agriculture. Ces facteurs défavorables ont tôt fait de décourager les propriétaires d’animaux canadiens et de faire chuter de façon dramatique le nombre des enregistrements annuels, traduisant les difficultés des deux races à s’imposer auprès de l’ensemble des cultivateurs et des éleveurs. De 1910 à 1980, ce sera donc à l’engagement financier des gouvernements fédéral et provincial et à la pugnacité de quelques irréductibles, individus, communautés religieuses et entreprises, que les races canadiennes devront leur survie.
C’est le gouvernement fédéral qui, en 1911, met en place le premier programme scientifique de sauvegarde et d’amélioration des races canadiennes à la station expérimentale de Cap-Rouge, près de Québec. L’implication fédérale se renforce en 1919 avec la création du haras de Saint-Joachim, où entre 60 et 100 sujets sont gardés en permanence. C’est là que seront développées les lignées les plus caractéristiques de la race chevaline canadienne, sous la supervision de Gustave Langelier, un agronome de grande valeur. Les expériences de Saint-Joachim et de Cap-Rouge prennent fin en 1940, lorsque le gouvernement fédéral refuse de prolonger sa contribution financière.
Ottawa désengagé du mouvement de sauvegarde des races patrimoniales, Québec prend aussitôt le relais à la ferme-école de Deschambault, dans Portneuf, confiant cette tâche à un autre agronome de talent, Andréa Saint-Pierre. À la fin des années 1940, la ferme-école compte une cinquantaine de chevaux et une centaine de bovins de pure race canadienne. Non seulement s’agit-il du plus important centre d’élevage de l’époque, mais c’est aussi le seul qui soit en mesure de développer scientifiquement le potentiel des animaux canadiens.
L’expérience canadienne de Deschambault se termine en 1981 pour les chevaux et en 1983 pour les bovins; le destin des races patrimoniales reposera désormais entre les mains des éleveurs et de leurs associations. Heureusement pour le cheval canadien, ce désengagement gouvernemental survient au moment où les sports équestres, longtemps l’exclusivité des anglophones, prennent graduellement leur place dans l’agenda des loisirs de nombreux francophones, ce qui favorise une reprise de l’élevage et stimule les enregistrements.
Quant à la vache canadienne, au contraire de sa contrepartie équine, elle voit son sort empirer au cours des années 1980 et 1990, et ce, jusqu’à frôler l’extinction, pour la simple raison qu’il devient moins profitable d’en faire l’élevage. Depuis une dizaine d’années, selon la même logique, c’est parce qu’on lui trouve une utilité dans l’industrie fromagère artisanale, avec les marques Pied-De-Vent, des îles de la Madeleine, et Le 1608, de Charlevoix, qui lui servent de porte-étendards, que la vache canadienne connaît un regain de popularité chez les éleveurs. Elle reste néanmoins menacée et personne ne peut dire encore s’il sera possible d’empêcher sa disparition. Selon les critères établis dans L’État des ressources zoogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, publié en 2008 par l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, la race bovine canadienne, avec des effectifs d’environ 300 sujets purs, est considérée comme « en danger maintenu », une catégorie qui s’applique aux « populations en danger pour lesquelles des programmes de conservation actifs sont en place ».
Le sort différencié des races bovine et chevaline canadiennes ayant été établi, on doit encore s’interroger sur le désintérêt manifeste de la masse des cultivateurs à leur égard. Faut-il uniquement l’attribuer à des impératifs de nature économique ? L’ostracisme administratif dont les races canadiennes ont été l’objet avant les années 1880 a-t-il eu des incidences négatives sur leur destin ? Le système d’élevage en race pure, avec pedigree et conformation à un standard, étant intimement associé à l’Angleterre, la question nationale a-t-elle joué un rôle dans l’indifférence des éleveurs ? Par ailleurs, la double existence des races canadiennes, comme races du terroir et comme races pure, a-t-elle constitué une entrave aux enregistrements, les rendant en quelque sorte inutiles ? Autant de questions qui mériteraient d’obtenir autant de réponses.
Sources
- Diane Allard et Guy D. Lapointe, La Canadienne, plus de 400 ans d’histoire, Québec, ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, 2012, 29 p.
- Louis de Gonzague Fortin, Histoire de la race bovine canadienne, Sainte-Anne-de-la-Pocatière, La Bonne Terre, 1939, 286 p.
- Mario Gendron, Brève histoire du cheval canadien, Granby, Société d’histoire de la Haute-Yamaska, 2010, 38 p.
- W. G. MacEwan, The breeds of farm live-stock in Canada, Toronto, Thomas Nelson & Sons, 1941, p. 194.
- Société d’histoire de la Haute-Yamaska, P025 fonds Société des éleveurs de bovins canadiens.
- Société d’histoire de la Haute-Yamaska, P029 fonds Société des éleveurs de chevaux canadiens.
- Ce texte a été initialement publié dans la revue Cap-aux-diamants – No 116 – hiver 2014 – p. 25-27 ↩︎