Les Belles Histoires des Pays-d’en-Haut et la vache canadienne
Mario Gendron
Publié le 27 juin 2013 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Agriculture
Comme plusieurs lecteurs le savent déjà, la Société d’histoire de la Haute-Yamaska (SHHY) est détentrice des fonds d’archives des sociétés d’élevage de bovins et de chevaux canadiens, deux races promues au statut de « patrimoniales » par la Loi sur les races animales du patrimoine agricole du Québec, votée en 1999. Ces fonds d’archives, qui totalisent plusieurs dizaines de mètres linéaires de documents, constituent une source inépuisable de renseignements pour quiconque cherche à connaître l’agriculture et l’élevage au Québec, de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960. Y puisant ses informations, Mario Gendron se livre ici à un examen critique d’un épisode des Belles Histoires des Pays-d’en-Haut, dont les races canadiennes constituent le thème central.1
La popularité des Belles Histoires des Pays- d’en-Haut n’est plus à démontrer, comme en font foi les multiples rediffusions de cette série à Radio-Canada et à ARTV, et ce, plus de quarante ans après la production du dernier épisode original. On songerait même à produire une nouvelle version de la série à partir des textes originaux de l’auteur, Claude-Henri Grignon. La trame narrative de cette fresque ruraliste, campée au tournant des années 1890, gravite autour des faits et gestes d’un avare et prêteur d’argent, Séraphin Poudrier, un gros habitant de Sainte-Adèle dont la puissance économique et politique n’a d’égal que l’âpreté des sentiments. Maire, préfet de comté, président de la commission scolaire et agent des terres, ce dernier évolue dans un monde où s’agitent des personnages aux fonctions les plus diverses : cultivateurs, aubergiste, curé, médecin, notaire, forgeron, maîtresse de poste, marchand général et, pourquoi pas, riche héritière et quêteux?
Quant au cadre historique des événements, il se réfère à la période de colonisation des Laurentides et met en scène le curé de Saint-Jérôme, Antoine Labelle (1833-1891), sous commissaire au Département de l’agriculture et de la colonisation de 1888 à 1891, surnommé le « missionnaire colonisateur » et le « roi du Nord », dont les efforts vont permettre d’installer quelque 5 000 colons dans les Pays-d’en-Haut.
Teintée d’un humour qui se nourrit de la truculence des personnages, cette étude rurale poursuit l’objectif de faire connaître la vie quotidienne et les mœurs politiques et sociales d’une communauté isolée qui lutte pour sa survie sur des terres ingrates, mais qui, malgré tout, préfère la misère agricole aux affres de l’exil industriel aux États-Unis. À travers cet appel à l’enracinement, on reconnaît le vieux fond nationaliste conservateur de Claude-Henri Grignon, qui fut non seulement un romancier mais aussi un polémiste redouté. Quoi qu’il en soit, c’est par de multiples références à l’histoire politique, aux codes civil et municipal et aux lois de la colonisation que ce dernier cherche à donner à son œuvre une aura d’authenticité historique.
Mais qu’en est-il au juste ? À cet égard, le bilan de Grignon est loin d’être sans taches, entre autres en ce qui a trait au mode électoral municipal et aux structures administratives en vigueur au tournant des années 1890, dont il est loin d’avoir saisi toutes les particularités. Mais jamais l’auteur des Belles Histoires n’a autant erré que dans l’épisode intitulé Séraphin et le roi de France, diffusé pour la première fois le 4 novembre 1968 et qu’on a pu revoir à de multiples reprises depuis. Outre les personnages réguliers de la série, cet épisode met en scène le vétérinaire Joseph-Alphonse Couture (1850-1922), dans un scénario qui décrit ses efforts pour promouvoir les races bovine et chevaline canadienne, en pleine renaissance dans les dernières décennies du XIXe siècle.
Évoquons d’abord les circonstances qui ont conduit Claude-Henri Grignon à écrire Séraphin et le roi de France, telles qu’elles m’ont été racontées par feu Réal Sorel, de Roxton Pond. À l’époque de la diffusion des épisodes couleurs des Belles Histoires des Pays-d’en-Haut, qui connaissent beaucoup de succès, Réal Sorel et Maurice Hallé sont respectivement secrétaire et président de la Société des éleveurs de bovins et de chevaux canadiens. Au printemps 1968, décidés à faire connaître les races du pays par tous les moyens possibles, les deux hommes prennent l’audacieuse décision de se rendre à Sainte-Adèle afin de convaincre Claude-Henri Grignon d’écrire un épisode sur le sujet. Sans doute inspiré par les lectures que lui laissent les deux éleveurs, le prolifique auteur crée donc Séraphin et le roi de France, qui sera diffusé quelques mois plus tard.
Pour effectuer une critique valable de l’épisode Séraphin et le roi de France, on doit d’abord différencier les informations véridiques des accommodements scénaristiques et des erreurs véritables qui altèrent la compréhension des phénomènes historiques. Ainsi, les renseignements qui ont trait à la vie de J.- A. Couture sont généralement exacts — né en 1850 dans le comté de Dorchester, diplômé de McGill en médecine vétérinaire, zouave pontifical et journaliste à La Vérité sous le pseudonyme de Jérôme Aubry, entre autres données biographiques. Mais c’est une erreur de présenter Couture comme le président des sociétés d’élevage de bovins et de chevaux canadiens, car il en était plutôt le secrétaire, comme c’en est une d’avancer que ces associations existaient au moment où se déroule l’action, en 1890, puisque leur fondation date de 1895. Mais ce sont là des inexactitudes de peu d’importance, sans doute liées aux impératifs du cadre temporel des Belles Histoires.
Au passif de Claude-Henri Grignon, on doit toutefois inscrire des erreurs de faits et d’interprétation beaucoup plus sérieuses, qui révèlent la méconnaissance de l’auteur quant au processus de formation, au mode d’enregistrement et aux rendements laitiers de la race bovine canadienne. Ainsi, selon les affirmations de Grignon, la canadienne proviendrait d’un croisement entre la jersey et la bretonne effectué préalablement à l’arrivée des bovins français en Nouvelle-France et ne mériterait donc pas le statut de race indigène. Or, c’est un fait reconnu par tous les zootechniciens et autres spécialistes de l’élevage que la formation de la race canadienne est attribuable : 1- à la sélection empirique dont les animaux importés de France, au XVIIe siècle, ont été l’objet, et ce, dans le contexte de l’isolement relatif de la Nouvelle-France des autres colonies américaines ; 2- à son adaptation aux conditions environnementales et climatiques du Québec, bien différentes de celles du nord de la France. Quoi qu’il en soit, rien ne permet de considérer que la race bovine canadienne puisse avoir été importée pour ainsi dire toute faite de la mère patrie, comme les propos de l’auteur de Séraphin et le roi de France le laissent supposer.
Il est également erroné de présenter Couture comme un fournisseur d’animaux de race canadienne qui cherche à établir des « sections » d’élevage sur le territoire du Québec. De toute manière, les sociétés d’éleveurs de chevaux et de bovins canadiens (1895) n’ont jamais eu comme mandat d’élever et de vendre des animaux de race, leur rôle se limitant à tenir les livres de généalogie, à établir les standards de race et à faire la promotion des sujets inscrits. Et quel aurait bien pu être le rôle de ces sections d’élevage dans un pays où, selon toute probabilité, on trouve la race indigène dans la majorité des fermes ? Ici, pour être conforme à l’histoire, on aurait plutôt dû présenter Couture comme un propagandiste qui cherche à inciter les éleveurs à faire enregistrer les bovins canadiens qu’ils possèdent déjà dans les livres de généalogie (1886).
Quant à la production laitière annuelle de 8 000 à 10 000 livres que Grignon affirme être celle de la vache canadienne, elle est grossièrement exagérée en regard du rendement moyen du cheptel laitier québécois, formé en majorité de bovins canadiens, qui s’établit aux alentours de 3 000 livres par année en 1890. Si la vache canadienne avait enregistré des rendements annuels aussi élevés que 10 000 livres, elle aurait été, sans conteste, la plus populaire de son époque et ne serait pas menacée d’extinction aujourd’hui. Encore en 1965, les vaches canadiennes soumises au contrôle laitier ne donnaient que 6 000 livres de lait sur une base annuelle.
Dans l’épisode Séraphin et le roi de France, Claude-Henri Grignon diffuse une fausse image du processus de formation de la race bovine canadienne, il se méprend sur le rôle de la société d’élevage dans son développement et il surévalue ses rendements laitiers. De la part d’un auteur qui a construit sa réputation sur une tranche de l’histoire du Québec, on se serait attendu à un peu plus de vigilance et de travail de recherche.
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- À propos de la race bovine canadienne, voir aussi Mario Gendron. (2013, 27 juin). Le recensement des bovins canadiens de 1941. ↩︎