Jérémia Duhamel, l’échevin du peuple (1936-1945)
Au cours des années tourmentées de la Crise et de la Deuxième Guerre mondiale, Jérémia Duhamel (1905-1971) s’est imposé comme le porte-parole des travailleurs et des gagne-petit au sein du conseil municipal de Granby. Sous les administrations successives de Joseph-Hermas Leclerc et de Horace Boivin, ce travailleur d’usine déterminé à améliorer le sort de ses…
Mario Gendron
Publié le 6 octobre 2011 | Mis à jour le 11 septembre 2024
Publié dans : Politique
Au cours des années tourmentées de la Crise et de la Deuxième Guerre mondiale, Jérémia Duhamel (1905-1971) s’est imposé comme le porte-parole des travailleurs et des gagne-petit au sein du conseil municipal de Granby. Sous les administrations successives de Joseph-Hermas Leclerc et de Horace Boivin, ce travailleur d’usine déterminé à améliorer le sort de ses commettants, presque tous ouvriers comme lui, a su imposer son programme politique par la simple force de ses idées et de ses principes, participant à sa manière au renouveau ouvriériste qui s’était emparé de la ville au milieu des années 1930. Si l’instruction lui faisait défaut — il avait commencé à travailler à l’usine à l’âge de 11 ans —, Jérémia Duhamel ne manquait certainement pas de courage et il n’a jamais hésité à livrer bataille à quiconque entravait le chemin qu’il s’était tracé, fut-il maire ou notable, suscitant le respect de ses adversaires et l’admiration de ses concitoyens.
Pressentant sans doute son inclination à aider les autres, le maire J.-H. Leclerc nomme Jérémia Duhamel président du Comité des indigents dès son élection comme conseiller municipal du quartier ouest, le plus ouvrier de la ville, en janvier 1936. Alors que la crise économique de 1929 entre dans son dernier droit, toujours accompagnée de son cortège de misère, les efforts que déploie le nouvel élu dans la défense des chômeurs et des plus démunis force l’attention de La Voix de l’Est qui, aussi tôt qu’en février, titre : « L’échevin Duhamel fait bonne figure ». L’homme n’a pas fini de faire la manchette.
Au cours de la Crise, en l’absence de programmes d’assurance-emploi et d’assistance sociale, et avec la charité privée bien impuissante à combler tous les besoins, ce sont les secours directs qui assurent aux personnes sans travail l’habillement, l’alimentation, le combustible et un abri, ou leur équivalent. Les coûts du système se partagent entre les trois niveaux de gouvernement, son financement quotidien étant assuré par des emprunts municipaux. Alors que la loi ne le prévoit pas, Granby se considère en droit d’exiger des chômeurs qu’ils travaillent pour son compte en retour des secours directs. Ainsi, chaque chômeur bénéficiaire devra travailler au moins 16 heures par semaine pour la Ville. Cette politique de travail compensatoire sera poursuivie sans relâche jusqu’à la guerre 1939-1945.
Si Jérémia Duhamel ne conteste pas le bien-fondé du travail compensatoire, il n’hésite pas, en juillet 1936, à remettre en cause la rétribution versée aux bénéficiaires des secours directs, la jugeant largement insuffisante. Ainsi, s’indigne-t-il que Granby verse 3,42 $ par semaine par personne en aide de dernier recours, alors qu’à Saint-Jean, une ville de dimension comparable, chaque prestataire reçoit 7,39 $. Plaidant pour un rehaussement des contributions municipales, il ose lancer la question : « Pourquoi crier que l’on court à la ruine? », faisant une allusion à peine voilée à la politique d’austérité instaurée par le maire Leclerc depuis 1933, qui ne devait jamais lui pardonner cet affront public.
Comme président du Comité des indigents, Jérémia Duhamel fait tout en son pouvoir pour trouver du travail aux chômeurs. Avec cet objectif en vue, il réussit l’exploit, en 1937, de faire approuver le prolongement de la rue Notre-Dame jusqu’à la rue Robinson, un projet recommandé sans résultat par l’ingénieur de la Ville depuis 12 ans. Au printemps de 1938, il propose toute une série de travaux de secours directs qui, pour la plupart, sont approuvés: pavage de rues, réfection de trottoirs, réparation et installation d’égouts, ouverture de la rue Nicol de Saint-Hubert à Saint-Charles, entre autres réalisations. Il s’intéresse aussi au mouvement de colonisation de l’Abitibi, convaincu que le métier de cultivateur est, somme toute, moins ingrat que l’état de chômeur permanent. Quelques familles de Granby suivront son conseil et partiront refaire leur vie sur les terres encore inexploitées du Nord québécois.
Lorsque la Crise laisse place à la Deuxième Guerre mondiale, quelque mois après que Horace Boivin ait remplacé J.-H. Leclerc à la mairie de Granby, Jérémia Duhamel montre qu’il n’a pas l’intention de changer d’orientation politique. Car malgré la reprise de l’emploi, la misère est partout, affirme-t-il lors d’une intervention remarquée au conseil municipal : elle « existe dans plusieurs foyers de nos employés municipaux et même dans plusieurs foyers d’ouvriers qui travaillent dans les manufactures. Ce n’est pas une constatation faite à la légère, vous le savez aussi bien que moi », conclut-t-il, accusateur, en s’adressant aux élus.
Intéressé par la question du logement, Jérémia Duhamel propose en 1939 qu’on interdise toute construction résidentielle de moins de 2 000 $ afin, dit-il, d’éviter la multiplication des taudis; en 1942, il se fait précurseur en militant pour la construction de maisons à un étage (bungalows), jusque-là interdites dans la ville. Selon l’opinion qu’il exprime à ce moment, « cela permettrait à des gens moins fortunés, qui ne peuvent avoir une maison à deux étages, de se loger convenablement ». Malgré une étude sur cette proposition, ce n’est qu’en 1951 que le sujet des bungalows revenait à l’ordre du jour au conseil municipal.
Jérémia Duhamel connaît aussi l’amertume de la défaite, certaines de ses initiatives n’arrivant pas à rallier l’ensemble du Conseil ou la population. En 1938, la bataille qu’il mène pour faire adopter la rémunération des conseillers municipaux et du maire, une proposition battue à 306 voix contre 101 lors d’un référendum tenu en août, constitue sans doute le plus cuisant de ses revers. L’affaire fut d’autant plus humiliante pour Jérémia Duhamel qu’il avait promis de démissionner advenant le rejet de son option, mais sans s’exécuter après-coup, une volte-face que n’avait pas manqué de lui reprocher l’ex-maire J.-H. Leclerc en 1942, lors d’un acrimonieux débat à propos des finances de la Ville.
Quant au projet avorté d’établir un marché public à Granby, dont Jérémia Duhamel s’était fait le chantre dès 1936, convaincu des bienfaits économiques qu’il pourrait apporter à la classe ouvrière comme aux cultivateurs, l’homme allait revenir à la charge en 1949, soit quatre ans après avoir quitté l’Hôtel de ville, et gagner son pari.
Prudente, la municipalité décidait à cette occasion d’installer le marché public dans l’aréna de la rue Court, afin d’en vérifier à l’avance la popularité. Dès le début, en 1950, l’aventure commerciale s’avère un succès. En 1952, sans doute attirées par le slogan « Ouvriers, économisez de 10 à 30 % sur l’achat de vos victuailles », 5 000 à 6 000 familles s’approvisionnent au marché public deux fois par semaine, les mardis et les samedis, auprès de 200 cultivateurs de la région.
En 1953, l’expérience de l’aréna s’avérant concluante, la Ville accordait un permis à Jérémia Duhamel l’autorisant à construire, sur la rue Racine, un édifice en blocs de ciment de 200 X 50 pieds pour y installer le marché public. À partir de novembre 1954, une centaine de cultivateurs pourront y écouler leurs produits. L’aventure commerciale prenait fin en 1974, trois ans après la mort de l’initiateur du projet.
La mémoire collective a surtout retenu de Jérémia Duhamel son rôle comme fondateur du marché public et comme homme d’affaires avisé. Ce texte voulait ajouter une autre dimension au personnage, en montrant qu’il avait d’abord été et est toujours resté l’échevin du peuple.